Récemment, le contentieux de l'asile a encore été enrichi d'une double construction prétorienne relative à la gravité des persécutions systématiques subies par les femmes afghanes. D'une part, la Cour nationale du droit d'asile, statuant en formation solennelle, a consacré la qualité de groupe social particulier aux femmes afghanes au sens de l'article 1A2 de la Convention de Genève[1]. D'autre part, la Cour de Justice de l'Union européenne, par un arrêt du 4 octobre 2024[2], a parachevé cette consécration jurisprudentielle en érigeant la seule conjonction du genre féminin et de la nationalité afghane comme fondement suffisant pour obtenir une protection internationale[3].
Si la portée de la décision de la juridiction française a pu susciter des interrogations légitimes - notamment quant au maintien de l'exigence d'individualisation[4] des craintes, force est de constater que le droit européen ne partage pas ce point vu et s'est orienté vers une systématisation de la protection internationale moins contraignante. En effet, s'inspirant plutôt de la vision progressiste des États scandinaves[5] qui avaient abandonné en 2022 et 2023 l'exigence d'individualisation des craintes dans l’examen des demandes de femmes afghanes, la Cour de Luxembourg a à son tour abandonné l'approche individualisée au profit d'une protection collective, complétant ainsi sa consécration de la qualité de femme comme critère constitutif d'un groupe social au sens de la directive « Qualification »[6].
Ainsi, la situation des femmes afghanes, parfois qualifiée d’ « apartheid de genre »[7], témoigne de la nécessité d'une conceptualisation renouvelée des persécutions genrées. Elle démontre à quel point la multiplicité des formes de traitements inhumains et dégradants exclusivement réservées aux femmes, place les demandeuses d'asile, quelle que soit leur nationalité, dans une position de vulnérabilité singulière: qu’il s’agisse des mutilations génitales féminines, des mariages forcés, mais aussi de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, ou encore des violences domestiques et intrafamiliales qui, bien que relevant de la sphère privée, acquièrent pourtant une dimension persécutrice lorsque l'État se trouve dans l'incapacité ou manifeste son refus d'assurer une protection effective.
S'agissant plus précisément de l’interprétation des persécutions collectives liées à la situation particulière des femmes en Afghanistan, le juge de l'Union consacre dans sa décision du 4 octobre 2024 AH et FN, une présomption de protection fondée sur la seule conjonction de la nationalité et du genre. Cette technique juridique n'est pas sans faire écho au mécanisme présomptif inhérent au principe de l'unité de famille[8], lequel permet l'extension du statut de réfugié aux membres de la famille du bénéficiaire principal. Le seul critère pris en compte étant alors celui d’un lien de famille avec la personne reconnue réfugié, qui ici aussi dispense le juge de démonstration individualisée des craintes. Cette approche démontre que le droit de l'asile admet des îlots de protection où la seule appartenance - qu'elle soit à un groupe social particulier ou à une cellule familiale - suffit à caractériser le besoin de protection internationale, écartant ainsi l'exigence « traditionnelle » d'individualisation des craintes.
Qu’importe finalement que la protection découle d'une approche collective, comme l'illustre le cas des femmes afghanes, ou qu'elle procède d'une individualisation des craintes de persécution, la femme occupe dorénavant et invariablement une position cardinale dans l'articulation entre protection internationale et préservation du lien familial. Cela se manifeste par la multiplicité des statuts qu'elle peut revêtir : tantôt épouse ou concubine bénéficiant du principe d'unité de famille, tantôt mère cherchant à soustraire ses filles aux mutilations génitales féminines, tantôt fille fuyant un mariage forcé; les exemples sont nombreux. La femme, par la singularité de sa position au sein de la cellule familiale et la spécificité des persécutions qu'elle encourt, constitue ainsi un vecteur essentiel de l'effectivité de la protection internationale.
C'est précisément dans cette perspective d'imbrication entre protection individuelle et établissement des liens familiaux que s'inscrit le présent numéro de notre revue.
Notes de bas de page
- [1] CNDA, 9 juillet 2024, Mme O., n° 24014128; CNDA, « La Cour reconnait l’appartenance de l’ensemble des femmes afghanes à un groupe social susceptible d’être protégé comme réfugié », 11 juillet 2024, disponible en ligne (consulté le 8 novembre 2024).
- [2] CJUE, AH et FN contre Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl, n° C-608/22 , 4 octobre 2024.
- [3] V. de façon non exhaustive: S. Gupta, « Beyond Individual Persecution: European Court’s Constitutionalism in Afghan Women’s Asylum Case », EJIL:Talk!, 15 octobre 2024, disponible en ligne (consulté le 8 novembre 2024); M. Guadalupe Miranda, « La CNDA de nouveau visée par un “justice bashing”... à qui profite le crime ? », Village justice, 27 aout 2024, disponible en ligne (consulté le 8 novembre 2024).
- [4] V. à propos de la condition d’individualisation des craintes : T. Fleury Graff et A. Marie, Droit de l’asile, 2e éd., Paris, puf, 2021, §280, pp. 298-300.
- [5] La décision européenne renvoie à propos du Royaume de Suède aux communiqués du Migrationsverket (Office des migrations, Suède), du 7 décembre 2022, intitulés « Women from Afghanistan to be granted asylum in Sweden » et « Being a woman from Afghanistan is enough to get protection »; du Danemark au communiqué du Flygtningenævnet (commission des réfugiés, Danemark), du 30 janvier 2023, disponible en ligne, et de la Finlande au communiqué du Maahanmuuttovirasto (Office national de l’immigration, Finlande), du 15 février 2023, intitulé « Refugee Status to Afghan Women and Girls ».
- [6] CJUE, WS contre Intervyuirasht organ na Darzhavna agentsia za bezhantsite pri Ministerskia savet, n° C-621/21, 16 janvier 2024.
- [7] V. à ce propos : Y. Ghulami-Yamin, « La politique d’apartheid de genre sous le régime des Talibans en Afghanistan », La Revue des droits de l’homme, juin 2024, no 26; Afghanistan Research Network et M. Mehran, « Recognition of Gender* Apartheid in Afghanistan Justified », juin 2023, disponible en ligne (consulté le 8 mai 2024); F. Akbari et J. True, « One year on from the Taliban takeover of Afghanistan: re-instituting gender apartheid », Australian Journal of International Affairs, novembre 2022, vol. 76, no 6, pp. 624‑633. À noter que lors de la première prise de pouvoir des talibans à la fin du XXe siècle, cette qualification avait déjà été mobilisée : N. Gallagher, « The International Campaign against Gender Apartheid in Afghanistan », UCLA Journal of International Law and Foreign Affairs, 2000-2001, vol. 5, pp. 367-402.
- [8] V. en ce sens A. Korsakoff, Vers une définition genrée du réfugié : étude de droit français, Paris, Mare & Martin, 2021, §947 et s., p. 575.