Cette réforme – dont l’élaboration s’est inscrite dans le contexte de la vague d’attentats terroristes de l'année 2015 – a constitué une véritable révolution culturelle, en particulier pour l’OFPRA, qui s’est en conséquence profondément réformé, sur le plan organisationnel et fonctionnel, pour être à la hauteur des enjeux sécuritaires. Et cela dans un cadre juridique relativement nouveau, et donc nécessairement mouvant.

La loi Asile du 29 juillet 2015, qui a fait de la menace grave pour la sûreté de l’État ou pour la société française un motif de refus ou de retrait du statut de réfugié, a marqué un tournant majeur dans la prise en compte et le traitement des questions d’ordre public par les autorités chargées de l’examen des demandes d’asile et de l’octroi de la protection internationale que sont l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (ci-après OFPRA) et la Cour nationale du droit d’asile (ci-après CNDA).

Certes, l’ordre public – dont il convient de rappeler qu’il est, par sa sensibilité et sa complexité, un sujet d’une grande importance, mais qui concerne un très faible nombre de demandeurs d’asile et de bénéficiaires d’une protection internationale – était déjà, pour ces dernières, un sujet de préoccupation avant 2015. En effet, la loi du 10 décembre 2003 avait fait de la menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’État une clause d’exclusion de la seule protection subsidiaire.

Mais la réforme de 2015 – dont il n’est pas inutile de rappeler que l’élaboration s’est inscrite dans le contexte de la vague d’attentats terroristes survenue dès le mois de janvier de cette année-là – a constitué ce qu’il semble possible de qualifier de véritable révolution culturelle, en particulier pour l’OFPRA, qui s’est en conséquence profondément réformée, sur le plan organisationnel et fonctionnel, pour être à la hauteur des enjeux sécuritaires que nous connaissons tous. Et cela dans un cadre juridique relativement nouveau, et donc nécessairement mouvant.

1. L’ordre public, une révolution culturelle depuis 2015

Avant 2015, l’ordre public – qu’il convient de bien distinguer de l’exclusion traditionnelle de la protection internationale[1] – n’était pas une préoccupation quotidienne des officiers de protection chargés de l’instruction des demandes d’asile. Ces derniers n’étaient pas spécialement formés à la problématique, ne prenaient que très rarement des décisions d’exclusion de la protection subsidiaire sur ce fondement[2] et se limitaient à procéder à des vérifications sécuritaires auprès des préfectures et de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) avant l’octroi de la protection subsidiaire.

Avec la loi du 29 juillet 2015 et l’adoption de l’article L. 711-6 (devenu L. 511-7) du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), le législateur a considérablement renforcé une mission jusque-là marginale pour l’OFPRA et la CNDA: celle d’apprécier le risque prospectif qu’un demandeur d’asile ou un bénéficiaire de la protection internationale représente, en France, pour l’ordre et la sécurité publics. Ces dispositions ont en quelque sorte été vécues comme l’attribution d’une compétence nouvelle.

Or, l’appréciation de la dangerosité d’un individu, davantage familière des magistrats et de l’administration pénitentiaire, était quasi étrangère aux autorités de l’asile, dont le cœur de mission est avant tout l’appréciation du risque prospectif de persécution ou d’atteinte grave en cas de retour dans le pays d’origine.

Quelques commentateurs ainsi qu’un certain nombre de professionnels de l’asile – notamment des avocats, des magistrats voire même des agents de l’OFPRA et de la CNDA – ont ainsi pu s’interroger quant à la légitimité, d’une part, des autorités de détermination que sont l’OFPRA et la CNDA à endosser cette mission de sécurité publique et à leur capacité, d’autre part, à le faire.

Près de neuf ans après la réforme de 2015, il est permis de considérer qu’au-delà même de la légitimité conférée par le seul effet de la loi, le principe de la prise en compte de l’ordre public dans le cadre de l’examen des demandes d’asile ne fait plus débat et que les inquiétudes à cet égard ont été levées. Il semble en effet acquis par tous que c’est là une condition nécessaire pour garantir l’intégrité du droit d’asile et assurer la pérennité de son acceptation sociale par une majorité de Français, dans un contexte géopolitique et politique où il n’est plus rare que l’asile soit remis en cause, en tant que droit fondamental, par une part croissante des opinions publiques et des classes politiques des démocraties occidentales.

L’OFPRA a sollicité, en 2023, près de 44.000 enquêtes auprès du Service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) et pris 420 décisions de refus ou de retrait d’une protection internationale en application d’une clause d’exclusion ou d’ordre public.

C’est ainsi une véritable culture de l’ordre public qui s’est progressivement instaurée à l’OFPRA, et qui se traduit par une vigilance renforcée au cœur de la pratique quotidienne des officiers de protection, par un traitement des questions d’ordre public qui se veut impartial, dans le respect de l’indépendance fonctionnelle de l’établissement public, et par la mise en œuvre d’un dispositif adapté.

2. Le dispositif mis en œuvre pour le traitement des questions d’ordre public

Ce dispositif, qui s’est graduellement construit depuis 2015, repose principalement sur trois volets : la formation, le partage d’informations et l’adaptation des processus internes.

La formation

La première brique du dispositif est la formation initiale et continue de tous les officiers de protection chargés de l’instruction des demandes d’asile. Elle est destinée à leur donner les connaissances et les réflexes nécessaires pour l’identification et le traitement des dossiers susceptibles de poser des enjeux d’ordre public, la prise en compte de la radicalisation religieuse et du risque terroriste ainsi que l’évaluation de la dangerosité d’un individu.

Cette formation repose à la fois sur l’expertise développée au sein de l’établissement ainsi que sur l’apport de partenaires extérieurs tels que des représentants de l’autorité judiciaire, des services spécialisés ou encore du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) et de l’École nationale de la magistrature (ENM).  

Le partage d’informations en matière d’ordre public

Avant 2015, l’OFPRA était rarement rendu destinataire d’informations relatives à l’ordre public concernant des demandeurs d’asile ou des bénéficiaires de la protection internationale, hormis les hypothèses précédemment mentionnées dans lesquelles il saisissait de lui-même les préfectures et l’UCLAT.

Depuis la loi du 29 juillet 2015, l’autorité judiciaire est tenue d’informer l’OFPRA et la CNDA, sur demande ou d’office et sans que le secret de l’instruction ne puisse leur être opposé, des informations recueillies dans le cadre de procédures civiles ou pénales laissant supposer, notamment, l’existence d’une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’État[3]. L’échange mutuel d’informations entre l’autorité judiciaire et les autorités chargées de l’asile[4], organisé par une circulaire du garde des Sceaux du 27 septembre 2016, a ainsi été institutionnalisé avec un double objectif : préserver l’intégrité et la crédibilité du système de l’asile d’une part, assurer une meilleure cohérence des réponses administrative et pénale d’autre part.

Par ailleurs, depuis une instruction du ministre de l’Intérieur du 25 juillet 2018, les préfectures sont quant à elles tenues d’informer l’OFPRA de tous éléments pertinents laissant à penser qu’un demandeur d’asile ou une personne protégée pourrait représenter une menace grave pour l’ordre public.

C’est ainsi que l’OFPRA réceptionne un nombre croissant de signalements spontanés de ses partenaires (3.563 en 2023 contre 2.716 en 2020) s’agissant de la situation de demandeurs d’asile et de personnes protégées au regard de l’ordre public. Il a en outre construit un vaste réseau de partenaires institutionnels lui permettant d’obtenir des informations complémentaires, au premier rang desquels le Service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) mais également le Service du casier judiciaire national, le Parquet national antiterroriste, les établissements pénitentiaires ou encore certains services centraux des ministères de l’Intérieur et de la Justice.

L’organisation et les processus internes

Au regard du volume de plus en plus important des échanges d’informations en matière d’ordre public, un point unique a été institué, au sein de l’OFPRA, pour la réception et le traitement des informations en lien avec l’ordre public. La cellule de recueil et d’analyse des informations en lien avec l’ordre public, placée auprès du service juridique, a ainsi pour missions de réceptionner les signalements externes, de solliciter dès leur réception toutes les informations complémentaires nécessaires pour la mise en l’état des dossiers du point de vue de l’ordre public et de réaliser une première analyse juridique des conséquences à en tirer par les services d’instruction. 

L’établissement public s’est par ailleurs doté, à partir du début de l’année 2022, d’un nouveau service – le service du suivi du statut – spécialement dédié à l’instruction des procédures de fin de protection. Il convient, à cet égard, de rappeler, que l’OFPRA ne prenait pas de décisions de fin de protection sur le fondement de l’exclusion ou de l’ordre public avant 2015, dès lors que les dispositions relatives à la fin de protection ont été introduites par la loi du 29 juillet 2015.

Une section du droit de l’ordre public et des fins de protection a en outre été créée au sein du service juridique. Ses missions sont, d’une part de rendre dans un délai contraint un avis juridique sur les projets de décisions de rejet d’une demande d’asile ou de fin de protection fondées sur un motif d’ordre public et, d’autre part d’assurer la défense contentieuse devant la CNDA, des dossiers dans lesquels il existe des éléments susceptibles de caractériser une menace grave et actuelle pour l’ordre et la sécurité publics. Ces processus internes, qui mobilisent des moyens dédiés au conseil juridique et au contentieux en matière d’ordre public, veillent à garantir la sécurité juridique des décisions les plus sensibles rendues par l’établissement, à favoriser une exploitation objective des informations dont l’OFPRA dispose et à les communiquer à la CNDA afin qu’elle en tire toutes les conséquences en matière d’application des clauses d’exclusion et d’ordre public, dans un contexte où le cadre juridique applicable, nouveau et donc par essence évolutif s’est progressivement construit.

3. Les défis liés à un cadre juridique en construction

Grâce à la jurisprudence de la CNDA et du Conseil d’État des huit dernières années, les contours du cadre juridique de l’application des clauses d’ordre public, en particulier celles issues de la loi du 29 juillet 2015 renforcées par la loi Asile, Immigration et Intégration du 10 septembre 2018 puis par la loi Séparatisme du 24 août 2021, sont aujourd’hui mieux définis.

Certaines questions fondamentales ont ainsi pu être résolues, dont la plus significative est sans doute la hiérarchisation des motifs de rejet d’une demande d’asile et de fin de protection. Alors qu’il semblait possible de considérer que l’article L. 711-6 (devenu L. 511-7) du CESEDA relatif au refus ou à la fin de la protection conventionnelle pour un motif d’ordre public pouvait être opposé à des demandeurs d’asile ou des personnes protégées sans hiérarchisation avec les autres motifs de rejet ou de retrait d’une protection internationale, le Conseil d’État[5], éclairé par la Cour de justice de l’Union européenne[6] qui a posé la fameuse distinction entre qualité et statut de réfugié, a jugé que cette disposition ne peut trouver à s’appliquer qu’à la condition que la personne réponde aux conditions de reconnaissance de la qualité de réfugié, à savoir l’existence de craintes personnelles de persécution en cas de retour dans le pays d’origine et l’inopposabilité des clauses d’exclusion traditionnelles. En d’autres termes, le statut de réfugié ne peut être refusé ou retiré sur le fondement de la menace grave pour la sûreté de l’État ou la société française qu’après avoir écarté l’absence ou la disparition des craintes, le retrait pour fraude et l’application des clauses de cessation puis d’exclusion.

Le Conseil d’État[7] a par ailleurs jugé, en dépit de controverses doctrinales, que la notion de menace grave pour la société française, jusque-là inédite en droit interne, devait être rapprochée de celle de menace grave pour l’ordre et la sécurité publics ; que les termes de présence et d’activité sur le territoire qui distinguent la rédaction des clauses d’ordre public en matière de statut de réfugié et de protection subsidiaire devaient être interprétés comme une seule et même notion ; ou encore que l’actualité de la menace devait être appréciée à la date de la décision et pouvait donc être caractérisée à l’encontre d’un individu purgeant une peine d’emprisonnement pour de nombreuses années encore.

Les dernières jurisprudences sont tout aussi éclairantes s’agissant des critères et du curseur d’appréciation de la menace, par exemple quant au poids à accorder aux gages de réinsertion présentés dans le cadre de l’appréciation de l’actualité de la menace grave pour l’ordre public[8].

Quelques questions demeurent néanmoins en suspens, comme par exemple celle, fondamentale, de savoir si, au regard des décisions récentes de la Cour de justice de l’Union européenne du 6 juillet 2023[9], le 2° de l’article L. 511-7 du CESEDA est conforme au droit européen en ce que tout délit puni de 10 ans d’emprisonnement est assimilé à un « crime particulièrement grave » au sens des dispositions de la directive « Qualification »[10], ou encore celle, bien plus anecdotique, de savoir si, en cas de condamnation pénale prononcée à l’étranger pour un délit, le quantum de peine encourue de 10 ans mentionné au même article s’entend de celui prévu en droit pénal français ou dans le droit de l’État qui a rendu le jugement.

Nul doute que le chemin parcouru depuis 2015 par les autorités de l’asile dans la prise en compte des problématiques d’ordre public est immense et qu’elles poursuivront encore longtemps leur triple mission de protection au service de la « France terre d’asile » : protéger les victimes de persécutions et d’atteintes graves tout en protégeant la sécurité publique, pour protéger durablement le droit d’asile…

Notes de bas de page

  1. [1] V. article 1F de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 : « les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ; b) qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés; c) qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies) et article L. 512-2 du CESEDA : « [l]a protection subsidiaire n'est pas accordée à une personne s'il existe des raisons sérieuses de penser :1° qu'elle a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité ;2° qu'elle a commis un crime grave ;3° qu'elle s'est rendue coupable d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies ».
  2. [2] Le chiffre précis est inconnu car les décisions d’exclusion n’étaient pas comptabilisées, avant 2015, séparément des autres décisions de rejet d’une demande d’asile.
  3. [3] V. articles L. 513-6 et L. 513-7 du CESEDA.
  4. [4] V. article L. 121-10 du CESEDA : « conformément au second alinéa de l'article 40 du code de procédure pénale, le directeur général de l'office transmet au procureur de la République tout renseignement utile ayant conduit au rejet d'une demande d'asile ou d'apatridie motivé par l'une des clauses d'exclusion définies à la section F de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951, aux 1°, 2° ou 3° de l'article L. 512-2 du présent code ou au iii du 2 de l'article 1er de la convention de New York du 28 septembre 1954 ».
  5. [5] Conseil d’Etat, 19 juin 2020, n° 416032.
  6. [6] Cour de justice de l’Union européenne, Grande chambre, 14 mai 2019, , M. c. Ministerstvovnitra et X. et X. c. Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides, C-391/16, C-77/17 et C-78/17.
  7. [7] V. par exemple Conseil d’Etat, 19 juin 2020, n° 428140 et Conseil d’Etat, 10 juin 2021, n° 440383.
  8. [8] V. par exemple Conseil d’Etat, 23 octobre 2023, n°460596.
  9. [9] Cour de justice de l’Union européenne, 6 juillet 2023, XXX, C-8/22.
  10. [10] Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection.