BPDA N°1
Réflexions à propos de l’adoption imminente de la réforme du droit d’asile européen
01/04/2024
L’annonce en décembre 2023, par le Parlement européen et le Conseil, de leur accord politique sur les derniers textes clés de la réforme du régime d’asile européen en négociation depuis 2016, ouvre la voie à sa finalisation.
Selon la communication officielle, deux ambitions seront bientôt concrétisées : améliorer l’efficacité de ce système d’asile et renforcer la solidarité entre États membres de l’Union par un allègement de la charge qui grève les États d’entrée. Une confrontation entre les dispositifs annoncés et ces objectifs conduit à contredire cet optimisme. En ce qui concerne le premier objectif, certains droits seront renforcés, mais le développement parallèle d’outils visant à fluidifier les systèmes d’asile nationaux se soldera par une fragilisation majeure du droit d’asile lui-même, ce qui ne permet pas de conclure à sa plus grande efficacité. Quant au second objectif, ni la liberté des États dans la nature de leurs contributions, ni les mécanismes correctifs ne devraient permettre de répondre à l’attente de solidarité.
« Une fois adoptées, les nouvelles règles renforceront l'efficacité du régime d'asile européen et renforceront la solidarité entre les États membres en permettant d'alléger la charge pesant sur les États membres dans lesquels la plupart des migrants arrivent »[1].
C’est en ces termes que le ministre espagnol des Affaires étrangères présentait, le 20 décembre 2023, les gains attendus de la réforme du régime d’asile européen commune (ci-après « RAEC ») désormais sur le point d’aboutir, après que Conseil et Parlement européen soient parvenus à un compromis politique sur cinq des instruments clés qui bloquaient la finalisation de ce projet. Ces motifs de satisfaction sont-ils justifiés ?
Quelques mots, au préalable, du cadre de cet accord, dernier épisode en date du processus de réforme du droit d’asile initié en 2016 par la Commission européenne suite à l’incapacité des européens à répondre collectivement à l’arrivée massive de demandeurs d’asile dans le contexte de la persistance de la guerre en Syrie. Le plan[2], qui envisage à l’époque, pour l’essentiel, de modifier les instruments existants, n’aboutit pas. La Commission européenne, née des élections de 2019, reprend le flambeau et présente à l’automne 2020 un nouveau « Pacte pour la migration et l’asile »[3] ayant, comme son nom l’indique, un objet beaucoup plus large que l’asile[4]. Préservant les propositions de 2016 sur lesquelles un accord entre le Conseil et le Parlement européen semblait accessible, le Pacte contient, sur le terrain de l’asile, de nouvelles propositions législatives[5] censées répondre aux blocages politiques entre les colégislateurs ou au sein du Conseil.
À ce jour[6], la réforme européenne de l’asile n’a toujours pas été définitivement adoptée. Pour autant, l’annonce, fin décembre 2023, du compromis politique évoqué dans nos premières lignes au sujet des propositions les plus discutées, laisse penser qu’elle le sera avant juin 2024, date du renouvellement du Parlement européen. Nulle prétention, donc, dans cette étude, à une analyse détaillée – qui serait prématurée – de cette réforme, un seul texte ayant été adopté jusqu’ici : le règlement transformant le Bureau européen d’appui en matière d’asile en une Agence de l’Union européenne pour l’asile (AUEA)[7]. Trois propositions sont stabilisées dans leur contenu depuis fin 2022 : celles portant sur le règlement « Qualification »[8], la directive « Accueil » révisée[9] et le nouveau règlement relatif à la réinstallation[10]. Quant au contenu des cinq propositions amendées, fondamentales au dispositif, et sur lesquelles un accord politique a été annoncé en décembre 2023, il a été diffusé par le Conseil au début du mois de février 2024[11]. Cela concerne les propositions de règlements relatifs à la gestion de l’asile et de la migration (ci-après « règlement Gestion asile et migration »), à l’établissement d’un filtrage aux frontières extérieures (ci-après « règlement Filtrage »), à l’institution d’une procédure commune en matière de protection internationale (ci-après « règlement Procédure »), à la modification du système Eurodac, enfin, aux situations de crise et de force majeure (ci-après « règlement Crise »).
La réforme paraît donc bien sur le point d’aboutir mais la prudence dans l’analyse doit rester de mise, d’une part parce que son adoption définitive si elle est probable, n’est pas certaine, d’autre part parce que le contenu des instruments n’est pas complètement stabilisé : à ce jour, aucune version française n’est diffusée et celles émanant du Conseil[12] et du Parlement européen[13] ne coïncident pas complètement, notamment sur leur numérotation, rendant les références textuelles hasardeuses.
Revenons à présent aux deux objectifs annoncés pour s’interroger sur la capacité de la réforme à les atteindre : renforcer l’efficacité du RAEC, d’une part (I), améliorer la solidarité entre États membres en allégeant la charge pesant sur ceux d’entre eux qui sont situés à l’entrée de l’Union, d’autre part (II). En réalité, ces deux objectifs sont partiellement imbriqués. L’amélioration du RAEC repose, en effet, en partie sur une meilleure solidarité entre États de l’Union. Évaluer séparément la pertinence des outils proposés pour répondre à ces deux objectifs n’est donc pas sans artifice, un certain nombre de points pouvant être abordés au soutien de l’appréciation des deux ambitions annoncées.
I. Une réforme pour une plus grande efficacité du régime d’asile européen ?
Que serait un régime européen d’asile plus efficace ? La réponse n’a rien d’une évidence. En outre, il n’est pas certain qu’elle soit la même selon que l’on regarde l’intérêt des personnes cherchant une protection ou celui des États. Attachons-nous à apprécier l’adéquation de la réforme projetée pour répondre, d’une part, aux besoins de protection (A), d’autre part, aux contraintes des États pour garantir le fonctionnement de leurs systèmes d’asile.
A. Une plus grande efficacité du point de vue des besoins de protection ?
Certaines dispositions visent, incontestablement, à renforcer les droits des personnes en demande d’asile ou ayant reçu une décision favorable (1). On peut également souligner ce qui serait de nature à favoriser l’égalité de traitement entre aspirants à la protection quel que soit l’État membre saisi (2).
1. Un renforcement ponctuel des droits
Au gré des différents instruments, certains droits devraient être renforcés, au stade de la demande d’asile ainsi qu’après l’obtention d’une décision de protection.
Dans la première catégorie, on peut évoquer, sans exhaustivité, l’ajout de critères supplémentaires permettant que soit désigné comme responsable de l’examen de la demande d’asile un autre État que celui de première entrée dans l’Union[14]. À cette fin, les critères familiaux seront élargis aux membres de la famille résidant dans un État membre sur la base d’un permis de séjour longue durée UE ou devenus citoyens après avoir bénéficié de la protection internationale ; l’obtention préalable d’un diplôme sera prise en compte ainsi qu’un état de dépendance du demandeur pour de multiples raisons vis-à-vis d’un enfant, frère, sœur ou parent. Cette ouverture est de nature à augmenter le nombre de personnes en mesure de choisir leur État d’accueil. Autres droits qui seront renforcés[15] : celui à une aide juridique gratuite dès le début de la procédure ou celui des mineurs non accompagnés - sauf s’ils présentent un risque pour la sécurité publique - à ne pas voir leur demande examinée dans le cadre d’une procédure frontalière. Sur le terrain de l’accueil des demandeurs[16], sont prévus un accès plus rapide à l’éducation des mineurs (deux mois) et une réduction à six mois du délai d’attente pour accéder au marché du travail en l’absence de décision de premier niveau (pour les procédures engagées sur le territoire des États seulement). Quant au nouveau règlement « Crise », il prévoit, dans des contextes d’arrivées massives, en parallèle de l’option d’une protection temporaire, la possibilité, sur recommandation de la Commission européenne, d’une procédure d’asile accélérée et prioritaire pour les personnes appartenant à des groupes identifiés prima facie.
Après l’obtention d’une décision favorable, le règlement « Qualification », à l’instar des autres nouveaux instruments, retient une conception plus large de la famille permettant, par exemple, d’étendre l’unité de famille aux relations formées par le demandeur avant son entrée dans l’Union mais pas nécessairement dans le pays d’origine ainsi qu’aux enfants majeurs non mariés du couple et toujours à sa charge. Il convient d’ajouter que d’autres dispositions sont protectrices, mais encadrent des mécanismes qui, par eux-mêmes, restreindront le droit à obtenir l’asile. Ainsi en est-il du motif de rejet d’une demande – qui deviendra obligatoire – dès lors qu’un asile interne est possible[17]. Des garde-fous sont alors prévus comme une présomption d’inapplicabilité lorsque l’État ou ses agents sont la source du risque de persécutions ou d’atteintes graves, ou l’obligation de vérifier que le demandeur serait en mesure de subvenir à ses besoins essentiels.
Si, enfin, la mise à l’honneur de la réinstallation à travers un instrument dédié, viendra améliorer la protection de ceux qui pourront en bénéficier, aucun droit à sa mise en œuvre n’est consacré[18].
Cette volonté de renforcer les droits s’étend-t-elle à la question de l’égalité entre les personnes en quête d’asile ?
2. Un régime d’asile commun garant de l’égalité de traitement entre demandeurs d’asile ?
Les écarts entre les États membres du point de vue des conditions de la prise en charge, de l’appréciation au fond des demandes et donc des chances d’obtenir une décision positive, ou encore des droits attachés à la protection accordée, révèlent une inégalité structurelle entre demandeurs et entre protégés selon les États sur le territoire desquels ils se trouvent[19]. Cette réalité condamne le système actuel à dysfonctionner et en particulier à alimenter les mouvements secondaires, les demandeurs d’asile étant naturellement tentés de rechercher le système qui leur est le plus favorable y compris à renouveler leur demande d’asile dans un second État en cas d’échec dans un premier. La réforme cherche à répondre à cette faiblesse congénitale avec néanmoins de sérieuses limites et des effets pervers.
Elle le fait d’abord en transformant en règlements « Qualification » et « Procédure » deux des trois directives matrices du RAEC[20]. À la différence de ces dernières, qui par nature ont permis la mise en place de systèmes d’asile nationaux parfois très éloignés, le choix de règlements comme nouveaux véhicules législatifs a vocation à imposer des règles identiques, directement applicables, en matière de procédure d’asile, d’appréciation du fond des demandes et de contenu des protections internationales. On peut mécaniquement espérer une plus grande convergence des droits d’asile nationaux, facteur d’équité dans le traitement des demandes. Dans le même sens, le règlement AUEA – déjà entré en vigueur – prévoit la prise en compte par les autorités nationales, lors de l’examen des demandes d’asile, de l’analyse commune de la situation dans les pays d’origine et des notes d’orientation de l’AUEA[21].
À ces deux facteurs, qui offrent des réponses pertinentes aux taux de protection parfois très différents pour une même nationalité selon les États, de sérieuses réserves doivent pourtant être opposées : pour le dernier, on s’interroge, notamment, sur la façon dont les juridictions nationales assureront la garantie de cette obligation[22] ; et pour le premier, c’est faire fi du très grand nombre de dispositions qui maintiennent une faculté d’agir pour les États de telle sorte que sur de nombreux points, les systèmes d’asile nationaux pourront, pour le meilleur[23] ou pour le pire[24], maintenir de larges marges de manœuvre. La convergence, garante d’un traitement équitable quel que soit le pays de l’UE, est donc singulièrement affaiblie mais présente, en outre, du fait de l’outil règlementaire, des effets pervers : en effet, sauf lorsque l’instrument a prévu le maintien du caractère facultatif de tel ou tel dispositif, l’uniformisation peut être réalisée vers le bas au regard du droit jusqu’alors applicable dans certains États. A priori donc, sauf disposition expresse, il ne devrait pas être possible de maintenir les règles plus favorables retenues par un État.
Par ailleurs, et pour finir sur la capacité de la réforme à garantir une plus grande égalité entre demandeurs d’asile, il est certain qu’appréhendée cette fois-ci au sein des différents États, un sérieux coup lui sera en revanche porté par la démultiplication des procédures applicables – nous le verrons bientôt – créant une fragmentation majeure des droits des personnes fondée notamment sur le taux moyen de protection des demandeurs dans l’UE au regard de leur nationalité.
B. Une plus grande efficacité du point de vue du fonctionnement des systèmes d’asile nationaux ?
Précisons d’emblée que la question de l’amélioration éventuelle de la solidarité entre États membres, qui constitue un des enjeux de l’efficacité des systèmes d’asile nationaux, sera analysée par la suite car intrinsèquement liée, également, au second objectif recherché.
Du point de vue des États, l’efficacité de leurs systèmes d’asile internes exige la fluidité de leur fonctionnement, c’est-à-dire l’adéquation entre les moyens mis en place et le nombre de demandeurs d’asile, étant entendu que leurs obligations englobent l’enregistrement et l’examen des demandes, l’accueil de ceux qui les formulent et l’intégration des personnes protégées. L’éloignement des déboutés ne relève en théorie pas de cette mission mais l’esprit du Pacte repose précisément sur l’imbrication entre lutte contre la migration illégale et asile[25] de telle sorte qu’un système d’asile efficace, du point de vue des États, intègre également cette ultime étape pour ceux dont la demande n’aboutit pas. Si cette dernière approche est contestable à certains égards, elle peut s’entendre, sous l’angle des systèmes d’asile, dès lors que c’est la demande de protection internationale qui a permis l’entrée sur le territoire[26]. La réforme regorge de dispositions destinées à répondre à cet objectif (1), lequel pourrait toutefois être contrarié par leur mise en œuvre (2).
1. Des moyens destinés à fluidifier les systèmes d’asile nationaux
À tous les stades évoqués, les leviers prolifèrent pour prévenir l’asphyxie des systèmes d’asile nationaux. Leur fluidité pourrait découler d’abord d’un allègement global de la charge des obligations d’accueil en conséquence d’une combinaison entre la nette diminution du nombre de personnes autorisées à entrer sur le territoire des États et l’accélération des délais de traitement. C’est l’effet attendu de la nouvelle procédure d’asile à la frontière[27] qui deviendra obligatoire notamment pour les demandeurs ayant une nationalité protégée en moyenne dans l’UE à 20% ou moins[28]. Les intéressés verront leur demande traitée en douze semaines maximum – contre six mois en principe pour un examen en procédure normale sur le territoire - et seront, en cas de rejet, éloignés également en moins de douze semaines.
En cas de situation exceptionnelle, caractérisée par des arrivées massives de nature à générer de graves dysfonctionnements, voire à paralyser le système d’asile d’un ou plusieurs États membres, le règlement « crise » organise la possibilité de déroger à l’ensemble des garanties et délais pour réduire mécaniquement et drastiquement les obligations des États. La procédure d’asile à la frontière pourrait ainsi s’appliquer pour les nationalités protégées en moyenne dans l’Union jusqu’à 50%. Ces dérogations atteindraient un cran supplémentaire, avec en particulier une procédure d’asile exclusivement à la frontière, dans des situations identifiées comme relevant d’une instrumentalisation des migrants par des États tiers ou des acteurs non étatiques dans le but de déstabiliser l’Union ou l’un de ses États sur le modèle de pratiques hostiles déjà observées[29].
L’allègement des systèmes d’asile nationaux sera global. En ce qui concerne les dispositifs sur le territoire, leur désengorgement sera massif, nombre de demandeurs d’asile n’en relevant plus. Il en résultera une meilleure rotation de l’offre d’hébergement ainsi qu’un gain en termes de ressources humaines tant pour examiner les demandes que pour accompagner ceux qui les soumettent. Au niveau des dispositifs frontaliers, les délais, beaucoup plus courts, devraient réduire le temps de prise en charge et donc les moyens affectés.
Ce même gain de temps, et donc de moyens, est attendu sur le terrain de l’éloignement des personnes inéligibles qui sera, sur le plan procédural, intrinsèquement lié au refus de protection internationale[30].
L’ensemble est consolidé, en amont, par la nouvelle procédure obligatoire de filtrage[31] opérée en principe aux frontières extérieures de l’Union[32] et destinée, en sept jours maximum, à identifier, effectuer les contrôles de sécurité, évaluer la santé et les vulnérabilités des personnes dépourvues d’un droit d’entrer dans l’Union, les diriger vers la procédure d’asile qui leur est applicable mais également organiser au plus vite leur renvoi dès lors qu’elles ne seraient pas demandeuses d’asile.
Le renforcement des motifs d’irrecevabilité, qui permettent de traiter plus rapidement les demandes parce qu’écartées sans examen au fond, d’une part, et la réduction du nombre de personnes finalement éligibles à la protection, d’autre part, viendraient de la même façon baisser la charge des systèmes d’asile nationaux à tous les stades de leur action. En ce sens, bien que la prise en compte d’un pays de premier asile ou d’un pays tiers sûr restera finalement facultative pour les États, la définition de ces concepts a été assouplie par rapport au droit actuellement applicable n’exigeant plus, en particulier, que l’État tiers ainsi qualifié ait ratifié la Convention de Genève de 1951[33]. Dans le même esprit, l’obligation – déjà évoquée – de ne pas faire droit aux besoins de protection lorsqu’un asile interne est possible devrait venir diminuer le nombre de personnes éligibles.
Les ressorts ne manquent donc pas pour alléger les États, mais la mise en œuvre de certains d’entre eux doit être discutée, au point que qualifier ce nouveau régime d’efficace laisse sérieusement dubitatif.
2. Une efficacité incertaine tributaire d’une mise en œuvre à hauts risques
On doit ici pointer la montée en puissance inévitable de la privation de liberté pour assurer la mise en œuvre de la procédure d’asile à la frontière – ainsi que du pré-filtrage – et interroger ses effets à l’aune de l’efficacité attendue des systèmes d’asile nationaux. Si la rétention administrative restera facultative pour les États dans ce cadre[34], elle semble incontournable pour garantir un des objectifs communs à ces deux outils : celui d’empêcher absolument l’accès au territoire de l’Union à certains ressortissants de pays tiers : aux non-demandeurs d’asile dépourvus du droit d’entrer dans un État membre, pour l’un, et à une partie des personnes auxquelles la protection internationale dans l’Union ne sera pas reconnue, pour l’autre. La privation de liberté dans ce contexte se présente comme la conséquence de la difficulté réelle pour les États à obtenir le départ des personnes non autorisées à rester dans l’Union. Si ce choix semble donc cohérent au regard de l’objectif poursuivi, il suscite interrogations et inquiétudes. En effet, cette privation de liberté pose de très sérieux défis en termes de protection des droits fondamentaux qui ne peuvent être ignorés dans la définition d’un système d’asile efficace.
Pourtant, la procédure de filtrage supposerait de mettre en place des centres de contrôle aux frontières extérieures – fictivement hors UE – pour un nombre considérable de personnes. Les chiffres peuvent fortement varier mais l’agence Frontex a comptabilisé 380 000 entrées irrégulières dans l’Union en 2023[35]. Les États structurellement concernés par les arrivées irrégulières des exilés[36] auront-ils la capacité et la volonté d’organiser de tels rouages dans des conditions conformes aux droits fondamentaux des personnes et en particulier au principe de non-refoulement et son corolaire, celui de déposer une demande d’asile ? Les cas de violations par des États en première ligne de leurs obligations actuelles[37] – en application du Code Schengen – n’invitent pas à l’optimisme.
La procédure d’asile à la frontière inquiète plus encore parce que les délais de rétention seront plus longs – jusqu’à vingt-quatre semaines - et l’ensemble du public sera demandeur d’asile. L’aspect éloignement suscite des interrogations spécifiques en raison de la difficulté structurelle des États de l’Union à obtenir des pays tiers la réadmission de leurs nationaux ou de personnes qui ne le sont pas mais qui ont transité par leur territoire. Le Pacte travaille en parallèle sur ce levier par le développement des accords de réadmission[38] mais la fragilité de ces instruments est désormais connue[39] de telle sorte qu’il est peu vraisemblable que la mécanique de retour imaginée, tant dans le cadre du pré-filtrage que dans celui de la procédure d’asile frontalière, fonctionne réellement avec comme conséquence l’allongement maximum des délais de rétention et l’embolie rapide de ces dispositifs parallèles. Ajoutons qu’en cas de crise ou de force majeure, le temps de la rétention administrative sera encore allongé : jusqu’à quatre semaines en pré-filtrage et quarante et une en procédure d’asile à la frontière. Dans ce contexte, l’expérience semblable des « hotspots » italiens et grecs fonctionnant en centres fermés et dont les défaillances en termes de protection des droits ont largement été documentées et parfois sanctionnées[40] justifie les plus grandes réserves. Certes, ces modèles doivent pouvoir être améliorés et le règlement « Procédure » prévoit l’arrêt d’une procédure frontalière lorsque les garanties en matière d’accueil ne sont plus remplies.
Par ailleurs, selon des mécanismes byzantins, chaque État se verra fixer par la Commission européenne un nombre annuel maximum de demandes d’asile à examiner à la frontière - le total pour l’Union devant s’élever pour la première année d’application à 30 000 places. Lorsqu’un État aura atteint sa capacité maximale, cette procédure deviendra facultative pour certains profils afin d’éviter l’engorgement. Cette soupape pourrait sur le papier prévenir les risques d’asphyxie des lieux de traitement de l’asile à la frontière et concomitamment de violations des droits élémentaires. Les points d’inquiétude, nombreux, persistent néanmoins.
D’abord parce que les défis logistiques sont immenses[41]. Ensuite parce que les garanties sur les droits fondamentaux dans ce cadre spécifique restent très incertaines. Sans exhaustivité, qu’en sera-t-il de l’effectivité du droit à l’asile lui-même car une célérité excessive et l’enfermement ne sont pas des facteurs favorables à un environnement serein nécessaire à l’exposé des craintes de persécution ? Qu’en sera-t-il du droit à un recours effectif sur une décision de rejet avec une justice qui pourrait s’exercer au sein des lieux d’enfermement ou en visioconférence, cadre et procédé heurtant tant l’indépendance du juge que la possibilité pour le demandeur de faire valoir ses craintes ? C’est peu dire dans ce contexte des attentes vis-à-vis des mécanismes de contrôle indépendants des droits fondamentaux tant dans le cadre de la procédure de filtrage que dans celle de l’asile à la frontière[42]. Si le règlement « Filtrage » dessine un cadre exigeant sur ce point, c’est aux États qu’il confie la construction et la charge de cette mission ce qui augure des niveaux de surveillance très variables.
La réforme projetée pourrait in fine consacrer une voie d’asile parallèle largement dépouillée en pratique des obligations des États en la matière qui aboutirait alors à un système d’asile non pas plus efficace mais fissuré et ne répondant pas à son office premier : garantir effectivement la protection internationale des ressortissants de pays tiers arrivant sur le territoire de l’Union. Qu’en est-il de l’ambition, affichée, d’améliorer la solidarité entre États membres ?
II. Une réforme pour plus de solidarité par un allègement de la charge des pays d’entrée ?
La réforme permettra, selon le ministre espagnol des Affaires étrangères, de renforcer la solidarité entre les États membres en allégeant la charge pesant sur ceux d’entre eux qui sont les plus exposés à l’arrivée des potentiels demandeurs d’asile. Si la réalisation de cet objectif est indispensable pour répondre aux faiblesses structurelles du système d’asile de l’Union, les nouveautés, toutes portées par le règlement « Gestion asile et migration », ne paraissent pas de nature à améliorer les dysfonctionnements actuels directement liés au système Dublin et à son application[43]. On rappellera rapidement que certains États de l’Union sont structurellement des pays de « première entrée » – principalement la Grèce, l’Italie, l’Espagne et Malte dans une moindre mesure – que le système Dublin conduit mécaniquement à rendre largement responsables de l’accueil et du traitement d’une très grande partie des demandes d’asile et qui, pour échapper à ce déséquilibre, contournent les règles applicables et favorisent les mouvements secondaires vers d’autres États qui sont structurellement des pays de destination, principalement l’Allemagne, la France, la Suède ou le Royaume-Uni[44].
Redonner de la cohérence au système commun de l’asile suppose de retravailler la solidarité entre États membres, autrement dit, de répartir équitablement la charge de l’asile entre eux.
Pourtant, contre toute attente, la réforme renforce à nouveau la désignation des pays d’entrée comme responsables des demandes d’asile (A) et propose des mécanismes de correction qui ne sont guère convaincants (B).
A. Le paradoxe d’une réforme qui renforce la responsabilité des pays d’entrée
La consolidation de la responsabilité des États d’entrée devrait découler des critères de détermination de l’État responsable (1) mais également des modifications des règles relatives à la durée de cette responsabilité (2).
1. Des critères de responsabilité confirmant la compétence générale des pays d’entrée
Comme cela a déjà été souligné, de nouveaux critères sont ajoutés pour favoriser la désignation d’États membres avec lesquels les aspirants à l’asile ont certains liens, mais la compétence par défaut reste celle du pays de première entrée. En parallèle, le filtrage de « pré-entrée » ne fera en réalité que consolider cette compétence, puisque sa fonction réside également dans l’identification et l’enregistrement dans Eurodac des informations sur les futurs demandeurs d’asile, et notamment les pays par lesquels ils sont arrivés irrégulièrement dans l’Union. Le nouveau dispositif s’attaque ainsi à la propension de certains États aux frontières extérieures[45] à fermer les yeux sur les obligations de contrôle qui sont déjà les leurs en vertu du Code frontières Schengen, et ce afin de contourner leur responsabilité en application du Règlement Dublin. La modification de la durée de la compétence des États va paradoxalement dans le même sens.
2. Des délais de responsabilité peu favorables aux pays d’entrée
Pour lutter contre les mouvements secondaires, tous les délais de responsabilité propres au système Dublin, lequel est de fait repris dans le règlement « Gestion asile et migration », sont allongés. Si ces ajustements répondent à une certaine logique dans ce dernier cadre, ils semblent en revanche plutôt favoriser, c’est-à-di