Le franchissement des frontières en masse : à la recherche d’un comportement fautif

Stefanos GAKIS

15/11/2025

Résumé

La pratique des dernières années met en évidence la montée d’une logique de recherche de faute dans la gestion des franchissements massifs de frontières. En effet, l’accent se déplace des critères objectifs d’« afflux massif » vers l’évaluation d’un comportement fautif, soit imputé aux migrants lors du franchissement, soit attribué à des acteurs tiers au titre de « l’instrumentalisation ». Cette approche s’inscrit dans la dynamique préexistante d’externalisation en faisant peser sur les migrants ou sur des États tiers la responsabilité de la gestion des frontières. La recherche d’une faute ravive également l’exceptionnalisme de la frontière. Ainsi, elle mène à brouiller les différentes fonctions de la frontière, et de confondre les catégories de migrants, au risque d’éroder le principe de non-refoulement et l’examen individuel des situations. Dans ce contexte, la capacité de l’État à distinguer clairement les impératifs humanitaires, les réponses sécuritaires et les différends interétatiques, puis à mobiliser pour chacun des moyens adaptés, constitue une garantie de la cohérence du droit international et européen des migrations.

Texte

-Même si ma cause est légitime, mes raisons ne peuvent-elles te convaincre ?
-Et en quoi est-ce légitime d’employer la force contre un suppliant ?
-N’est-ce pas plutôt pour moi que ce serait honteux, et non pour toi ?
-Ce serait une honte pour moi aussi, si je te laisse emmener ces gens.
-Laisse les donc en dehors de tes frontières, et ensuite nous les récupérerons de là.
Euripide, Les Héraclides, v. 254–258.


Élément indispensable de la notion de migration, le franchissement des frontières constitue aujourd’hui plus que jamais le point focal de la recherche en matière de protection et de gestion des flux migratoires. D’un simple lieu de passage, qui ne nécessitait aucune réglementation particulière en droit international lors de l’émergence du droit des réfugiés au cours des premières décennies du XXe siècle, la frontière s’est progressivement transformée en instrument de dissuasion des migrations irrégulières. Elle est désormais investie d’un rôle central : celui de lieu privilégié de gestion des migrations et de clef de voûte du nouveau système européen d’asile[1].

Le franchissement massif des frontières par des migrants soulève une problématique particulièrement sensible. La situation la plus strictement encadrée par les instruments internationaux et européens, et la plus discutée par la doctrine, est celle de l’« afflux massif », défini selon des critères quantitatifs tels que le « nombre important de personnes déplacées en provenance d’un pays ou d’une zone géographique déterminés »[2] ou encore « l’ampleur » des arrivées massives[3]. Le Règlement « Crise » du Nouveau Pacte a introduit des critères supplémentaires de nature plus technique, tenant notamment à la capacité d’accueil, d’asile ou de retour, évaluées au regard de la population, du PIB et des caractéristiques géographiques de l’État membre, dont la superficie territoriale[4]. Parallèlement, l’exigence de provenance d’une zone géographique déterminée, consacrée à la Directive « Protection temporaire », a été abandonnée.

D’autres formes de franchissement massif des frontières, sans relever formellement de la catégorie d’« afflux massif », engendrent néanmoins une pression importante sur les États et appellent une réaction immédiate de leur part. Plusieurs exemples récents illustrent les difficultés rencontrées par les États d’accueil pour gérer ces situations aux frontières, ainsi que les risques de violations des droits fondamentaux des migrants concernés. Ainsi, la Grèce a été confrontée à des tentatives de franchissement massif de ses frontières terrestres en février et mars 2020[5] puis de ses frontières maritimes à partir de juillet 2025[6], par des migrants en provenance respectivement de Turquie et de Libye. L’Espagne a dû faire face, en mai 2021, à l’incursion d’un grand nombre de migrants originaires du Maroc dans ses enclaves de Ceuta et de Melilla[7]. La même année, un nombre important de migrants a tenté de traverser les frontières de la Biélorussie avec la Pologne, la Lituanie et la Lettonie, une situation qui s’est prolongée en 2022[8]. En 2023, la Finlande a adopté une nouvelle législation lui permettant de fermer indéfiniment certains points de passage frontaliers, en prévision d’éventuels franchissements massifs à partir de la Russie[9]. Ces franchissements n’atteignent pas le seuil d’un afflux massif au sens de la définition donnée par le Règlement. Les réactions des États de destination présentent pour autant une constante : fermeture des frontières, pushbacks, ainsi que le recours aux forces de police et à l’armée pour empêcher le franchissement des migrants.

Ces cas révèlent une tendance croissante : les restrictions étatiques en matière de franchissement des frontières et de traitement des demandes de protection internationale reposent moins sur la constatation d’un afflux massif, au sens de la définition susmentionnée, que sur l’évaluation du comportement d’un autre acteur. Deux cas de figure se distinguent. Le premier concerne le comportement imputé aux migrants eux-mêmes ou aux passeurs. La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH) a reconnu cette possibilité pour la première fois dans l’arrêt N.D. et N.T. c. Espagne, en considérant que l’absence de violation de l’interdiction des expulsions collectives pouvait se justifier par le comportement adopté par les migrants lors du franchissement de la frontière, dès lors qu’ils disposaient d’un accès réel et effectif à des voies d’entrée régulières[10]. La Cour allait ainsi au-delà de sa jurisprudence antérieure, qui s’était limitée à apprécier le comportement procédural des requérants[11]. D’autres arrêts sont venus confirmer et préciser cette orientation, en l’appliquant également aux demandeurs d’asile[12]. Cette argumentation a été reprise entre autres par la Finlande en 2024[13] et par l’Union européenne elle-même dans le contexte de la gestion de ses frontières extérieures[14].

Le second cas renvoie au comportement d’acteurs tiers, appréhendé notamment à travers la notion d’« instrumentalisation ». Celle-ci a récemment intégré la législation européenne aux côtés de celle d’« afflux massif », avec laquelle elle compose la catégorie plus large de « situation de crise »[15]. Le Règlement « Crise » définit cette notion comme une situation dans laquelle un pays tiers ou un acteur non étatique encourage ou facilite délibérément le déplacement de migrants vers les frontières d’un État membre, dans le but de déstabiliser l’Union ou l’État concerné. Si le critère d’une arrivée massive ne figure pas explicitement dans cette définition, il constitue néanmoins un élément déterminant pris en considération par la Commission lors de l’évaluation de la situation[16]. En cas de constatation d’une instrumentalisation, le Règlement habilite la Commission à accorder des dérogations aux règles ordinaires relatives à la procédure d’asile[17]. Parallèlement, le Règlement « Schengen » prévoit d’ores et déjà la possibilité pour un État membre de fermer temporairement certains points de passage frontalier en cas d’instrumentalisation[18]. Avant même l’entrée en vigueur de ce cadre législatif, au moins six États membres avaient invoqué une telle instrumentalisation imputée à des pays voisins afin de justifier les restrictions adoptées à leurs frontières[19]
Ces deux cas se distinguent par la nature de l’acteur visé et le cas échéant par les conséquences prévues tant par le droit de l’Union que par le droit interne. Ils partagent toutefois un élément commun : la place déterminante accordée, par l’État ou le cas échéant par une juridiction, à l’identification d’un comportement intentionnel et fautif, conditionnant ainsi un traitement différencié des migrants selon qu’ils sont ou non concernés par ce comportement. Ce critère nouveau revêt une double dimension : il suppose, d’une part, un comportement objectivement avéré de l’acteur et, d’autre part, l’existence d’une intention. Ainsi, le comportement des migrants est accompagné dans N.D. et N.T. par le fait qu’ils « tirent délibérément parti de l’effet de masse et recourent à la force »[20]. Quant à la notion d’instrumentalisation, elle repose de manière centrale non seulement sur le caractère délibéré du comportement, mais également sur l’objectif explicite de déstabiliser l’Union ou un État membre[21].  

La tendance ainsi mise en lumière traduit l’introduction d’un élément subjectif dans la gestion des migrations et dans le contrôle aux frontières, ce qui soulève la question d’une transformation profonde de leur logique. L’importance des critères objectifs attestant de l’existence d’un afflux massif s’en trouve relativisée, voire supplantée, par une présomption d’intention imputée aux migrants ou à d’autres acteurs. Cette évolution appelle une réflexion critique sur les limites et les risques inhérents à une telle approche, tant du point de vue de la protection des droits fondamentaux aux frontières que de la cohérence du droit international et européen en matière d’asile et de migration. Il convient en particulier de s’interroger sur le point de savoir si la recherche d’un comportement fautif rompt avec le droit et la pratique antérieurs en la matière.

L’analyse du droit et de la pratique révèle que, tout en introduisant un outil inédit, la recherche d’un comportement fautif constitue notamment un retour à certaines conceptions et pratiques préexistantes en matière de franchissement des frontières. D’une part, l’évaluation du comportement d’un acteur autre que l’État d’accueil multiplie les acteurs pertinents dans la gestion des migrations à ses frontières, s’inscrivant ainsi dans la tendance générale à l’externalisation qui traverse les contrôles et procédures aux frontières (I.). D’autre part, l’invocation d’un comportement intentionnel d’acteurs tiers et les mesures qui l’accompagnent traduisent une résurgence de l’exceptionnalisme de la frontière, accentuant les zones grises qui entourent le franchissement massif des frontières (II.).

I. La poursuite de l’externalisation
 

Nonobstant la pluralité d’acteurs pertinents dans la gestion des migrations, ce sont les actions et omissions d’un seul d’entre eux qui demeurent déterminantes dans la plupart des cas : celles de l’État sur le territoire duquel le migrant tente de pénétrer et, le cas échéant, de solliciter la protection internationale. L’externalisation, fréquemment mobilisée dans les contrôles et procédures aux frontières, consiste à éloigner ces opérations du territoire ou des autorités étatiques compétentes[22]. La recherche d’un comportement fautif s’inscrit dans cette logique en remplissant deux fonctions : elle permet de « déléguer » une partie de la responsabilité à un autre acteur, et elle justifie l’imposition d’obligations nouvelles aux migrants eux-mêmes. Cette délégation concerne, d’une part, l’évolution de la conception juridique du migrant, désormais envisagé comme un acteur « responsable » dont les actes influencent les obligations de l’État (A.) et, d’autre part, l’imputation d’un comportement à des acteurs tiers, étatiques ou non étatiques, qui sont à leur tour responsabilisés dans la gestion des flux migratoires (B.). Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’une responsabilité internationale pour fait illicite, mais plutôt d’une responsabilisation morale et fonctionnelle, au service d’une meilleure maîtrise des mouvements migratoires.

A. Le migrant en tant qu’acteur « responsable »

L’imputation d’un comportement fautif au migrant rompt avec la conception traditionnelle du droit des migrations, qui l’appréhendait exclusivement sous l’angle de la protection. Le déplacement vers un État était considéré comme un fait neutre, dont les modalités échappaient à toute qualification juridique, sauf pour garantir la protection de la personne à son arrivée ou lors du franchissement des frontières. Ainsi, le droit international encadrait principalement les obligations de l’État en cas d’arraisonnement de navires transportant des migrants ou lors de l’interception de personnes tentant de franchir les frontières[23]. Or, la jurisprudence de la CEDH, inaugurée avec l’arrêt N.D. et N.T. c. Espagne et confirmée par la suite[24], marque une rupture : elle introduit une distinction entre le franchissement régulier des frontières par les points de passage officiels et le franchissement irrégulier, caractérisé par l’usage de l’effet de masse et de la force alors que des alternatives d’accès légal existaient[25]. Elle rend également cette distinction déterminante pour le traitement de la personne lors du franchissement.

Cette qualification repose sur une évaluation des moyens à la disposition des migrants au moment du franchissement. Elle tient compte à la fois des moyens employés (par exemple, l’effet de masse ou la force) et de ceux qui ne l’ont pas été (le recours à un poste frontalier officiel situé à proximité)[26]. Ce raisonnement établit d’abord une relation exclusive entre le migrant et les autorités de l’État de destination, dans la mesure le comportement du migrant vis-à-vis des autorités de transit ou de départ est jugé indifférent. Ensuite, l’examen des moyens disponibles présuppose une certaine diligence de la part du migrant. Ainsi, s’il lui était possible d’accéder à un passage frontalier régulier, il aurait dû éviter l’entrée irrégulière[27]. De manière implicite, cela revient à supposer que le migrant connaisse les frontières, les distances et la disponibilité effective de voies d’accès alternatives au moment du franchissement.

Ces éléments traduisent l’extension d’une logique déjà présente dans les procédures d’asile, où le comportement du demandeur est depuis longtemps un critère d’évaluation ayant des conséquences sur son traitement. Cette réglementation paraît notamment sous la forme de devoirs. Ainsi, la Directive « Procédures » impose en effet au demandeur de coopérer avec les autorités afin d’établir son identité et de fournir les informations nécessaires à l’instruction de sa demande[28]. Le Règlement « Eurodac » prévoit, quant à lui, le relevé obligatoire des empreintes digitales aux fins d’identification[29]. Si ces obligations sont essentiellement procédurales, d’autres, plus générales, existent également : la Convention de Genève de 1951 impose le respect de la législation interne de l’État d’accueil, tandis que la Convention de l’OUA de 1969 interdit aux réfugiés toute activité subversive[30]. Le Nouveau Pacte sur l’asile et la migration va plus loin encore en instituant un devoir individuel de déposer sa demande auprès de l’État désigné comme responsable par le Règlement « Gestion de l’asile »[31]. Ces diverses obligations, explicitées et renforcées par d’autres instruments récents[32] s’accompagnent d’un impératif accru de diligence de la part du demandeur, un point en commun avec le franchissement massif des frontières examiné ici.

L’analogie entre le domaine de l’asile et celui du franchissement des frontières se retrouve également dans les conséquences attachées au comportement de l’individu. Selon la CEDH, un franchissement irrégulier assorti d’un comportement fautif peut justifier l’absence de violation de l’article 4 du Protocole n° 4[33]. Dans sa formulation, la Cour présente le non-examen individuel de la situation des requérants non comme une sanction, mais comme une conséquence inévitable du comportement adopté[34]. Cette analyse paraît discutable, car la pratique démontre que les autorités disposent matériellement de la capacité de contrôler et d’identifier les personnes avant de les refouler, comme l’ont montré les faits à l’origine des affaires examinées par la Cour[35]. En matière d’asile, un comportement non conforme aux obligations procédurales du demandeur[36]  entraîne généralement des conséquences concrètes, telles que la réduction ou le retrait des conditions matérielles d’accueil – une possibilité explicitée davantage dans le Nouveau Pacte[37]. L’évaluation du comportement fautif, qu’il s’agisse de l’irrégularité du franchissement ou du manquement aux obligations procédurales, conduit ainsi à des limitations tangibles des droits des personnes concernées.

Par conséquent, l’évaluation du comportement des migrants aux frontières transpose au stade préliminaire du franchissement une logique déjà à l’œuvre dans les procédures d’asile : celle d’un migrant « responsable ». Le migrant est désormais tenu de pénétrer sur le territoire par les points de passage officiels, de déposer sa demande auprès de l’État responsable au sens du Règlement « Gestion de l’asile », puis de se conformer aux obligations procédurales prévues par le droit européen. Cette responsabilisation progressive transfère une partie de la charge qui pesait traditionnellement sur l’État d’accueil au migrant lui-même, contribuant ainsi à la dynamique d’externalisation. D’une part, elle déplace vers l’individu l’obligation de garantir les conditions régulières de son entrée, alors que l’État demeurait auparavant tenu d’évaluer sa situation individuelle avant tout éloignement. D’autre part, elle éloigne le lieu même de la gestion migratoire, en le situant dès le point de première entrée. Dans le contexte des franchissements massifs, cette logique place le migrant sur un pied d’égalité avec l’État, lequel peut alors invoquer une sorte de clause de tu quoque face à un comportement qualifié de fautif.

B. La responsabilisation d’acteurs tiers

Parallèlement à la délégation de responsabilité aux migrants eux-mêmes, émerge une tendance croissante consistant à évaluer le comportement d’États tiers, voisins de l’État d’accueil. La notion d’« instrumentalisation » des migrations a trouvé une place dans le droit de l’Union européenne, malgré l’abandon du projet de règlement autonome spécifiquement consacré à cette question[38]. L’instrumentalisation complexifie la problématique des franchissements massifs de frontières, dans la mesure où elle implique la participation – voire l’instigation – d’un État tiers poursuivant des objectifs stratégiques, ou encore d’un acteur non étatique qualifié d’« hostile ». Ce dernier peut être un groupe disposant d’un contrôle territorial suffisant pour orienter les flux migratoires transitant par cette zone, ou un acteur opérant sur le territoire d’un État incapable d’y exercer son autorité effective[39].
L’instrumentalisation constitue également une rupture par rapport aux principes classiques de la gestion migratoire. En l’absence d’une réglementation internationale contraignante, les États ne sont en principe pas juridiquement tenus d’empêcher la sortie ou le transit de personnes depuis leur territoire. Comme les juridictions internationales le rappellent régulièrement, chaque État conserve sa compétence souveraine pour contrôler l’entrée et la sortie des personnes[40]. Or, le Règlement « Crise » postule qu’encourager ou faciliter des migrations constitue un acte contraire aux intérêts de l’Union ou de l’État membre concerné, pouvant relever de la sécurité nationale et de l’ordre public[41]. En outre, la qualification d’instrumentalisation repose sur un élément subjectif central : l’intention de l’acteur, qui doit aller au-delà du simple franchissement des frontières et viser explicitement à nuire à l’État concerné ou à l’Union par le biais des migrations[42]. Ces éléments révèlent que l’État tiers, ou l’acteur non étatique, est considéré comme directement responsable du franchissement massif des frontières.

La nature et la portée de cette responsabilité suscitent néanmoins des interrogations, l’instrumentalisation n’étant que l’illustration la plus récente d’une tendance plus générale à rechercher une forme de responsabilité imputable à un État tiers pour l’arrivée de migrants sur le territoire d’un autre État. Dans certains cas, cette réflexion prend la forme d’une recherche de responsabilité pour fait internationalement illicite, dans la mesure où les flux trouvent leur origine sur le territoire de l’État tiers[43]. Cette approche, développée principalement par la doctrine, repose sur des arguments variés et a trouvé un certain appui dans le cadre des débats relatifs aux déplacements climatiques[44]. Toutefois, l’absence d’un cadre juridique précis et les différences substantielles avec d’autres régimes proposés comme modèles rendent difficile l’édification d’une telle théorie[45].
Dans d’autres cas, la responsabilisation se manifeste de manière plus subtile. La conclusion d’accords bilatéraux ou d’arrangements de coopération migratoire – tel l’accord conclu entre l’Italie et la Libye – conduit à désigner un État comme « responsable » pour les migrants présents sur certaines zones[46]. Ces accords, destinés à réduire la pression aux frontières des États de destination, sont parmi les instruments les plus utilisés dans le cadre de l’externalisation[47]. Par ailleurs, le système européen d’asile peut également être source d’une responsabilité implicite. Dans le cadre du Règlement « Dublin », le terme « responsabilité » désigne formellement l’obligation de l’État d’examiner la demande d’asile et d’accorder, le cas échéant, une protection. Toutefois, cette responsabilité est dans la majorité des cas indissociable du contrôle des frontières : sauf exceptions liées à la vulnérabilité ou à la présence de membres de la famille, l’État responsable est celui par lequel le demandeur est entré dans l’Union ou qui lui a délivré un visa ou une exemption[48]. Cette logique, reprise dans le Règlement « Gestion de l’asile »[49], s’oppose à une répartition équitable entre les États membres et illustre une forme d’externalisation « intramuros », au détriment des États situés aux frontières extérieures de l’Union.

La responsabilité induite par l’instrumentalisation se rapproche de ce second type. L’Union a en effet explicitement reconnu le lien entre instrumentalisation et responsabilité en matière de gestion migratoire[50]. Certes, la formulation abstraite du Règlement rend difficile l’identification précise des actes constitutifs d’instrumentalisation, et donc la détermination des comportements attendus de la part de l’État tiers. Toutefois, la pratique antérieure ayant inspiré cette consécration fournit certaines indications. Elle inclut, par exemple, l’organisation ou l’invitation à l’arrivée des migrants par les autorités de l’État tiers, l’incitation ou l’aide active à franchir les frontières, voire la destruction d’installations frontalières destinées à empêcher le passage[51]. L’instrumentalisation ne suppose pas nécessairement une action positive : l’inaction délibérée d’un État tiers, consistant à s’abstenir d’empêcher le transit de personnes dans un but de déstabilisation, est également visée[52]. La suppression du terme « activement » dans la définition entre le projet initial de règlement et le Règlement « Crise » confirme cette interprétation large, ouvrant la voie à une évaluation de l’inaction des autorités par l’Union et par les États membres.

Il en découle que ce qui est attendu de l’État tiers ne se limite pas à s’abstenir d’encourager ou de faciliter activement les flux migratoires depuis son territoire. Il est également implicitement requis qu’il assume une part de la « charge » dans la gestion des migrations[53] et qu’il agisse pour empêcher la sortie en masse des migrants depuis son territoire. Le Règlement suggère que l’instrumentalisation correspond à une rupture de cette responsabilité latente de l’État tiers dans la gestion des migrations issues de son territoire. À l’instar de la reconnaissance d’un migrant « responsable », la notion d’instrumentalisation illustre la délégation, par l’État d’accueil, d’une responsabilité qui lui incombe en matière d’accueil et de gestion des migrations vers un État tiers, tenu de prendre des mesures pour limiter les mouvements transfrontaliers.
 

II. La réitération de l’exceptionnalisme de la frontière
 

Outre la dynamique d’externalisation, l’invocation d’un comportement fautif traduit un retour en arrière par rapport aux acquis du droit international des droits de l’Homme et du droit des réfugiés en matière de franchissement de la frontière. Ces derniers avaient contribué à uniformiser l’application des garanties fondamentales aux frontières, notamment la protection contre le refoulement. L’évaluation des comportements – qu’ils soient attribués aux migrants ou à des acteurs tiers – ravive au contraire l’exceptionnalisme qui caractérise historiquement les zones frontalières. Celui-ci se manifeste à travers le brouillage des fonctions de la frontière (A.) et la confusion des catégories de migrants qui procèdent au franchissement (B.).

A. La confusion des fonctions de la frontière

Le franchissement de la frontière en masse par les migrants constitue un point complexe de la recherche de protection internationale. Le droit des réfugiés demeurait ambivalent sur ce point au moment de l’adoption de son principal outil, la Convention de Genève de 1951. La possibilité de fermer les frontières aux migrants, particulièrement dans de telles situations, avait ainsi fait l’objet de discussions lors des négociations, sans qu’une conclusion définitive ne soit arrêtée[54]. Cette réticence des États, ainsi que les zones grises qui ont été identifiées depuis autour de l’application de la protection contre l’éloignement aux frontières lors d’un afflux massif étaient liées à la double fonction de la frontière. D’une part, celle-ci constitue la barrière délimitant le territoire de l’État et assurant sa protection face à d’autres États ou à des acteurs non étatiques[55]. D’autre part, elle représente une porte d’entrée (et de sortie) du territoire, la voie principale par laquelle une personne peut accéder à l’État et solliciter une protection internationale[56].

Alors que cette double fonction a longtemps nourri les incertitudes entourant la recherche de protection internationale aux frontières terrestres et maritimes en cas d’arrivée massive, l’avènement du droit international des droits de l’Homme a permis de distinguer clairement ces deux rôles et d’assurer une meilleure protection du migrant, notamment du demandeur d’asile. Une série d’arrêts rendus par la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg a ainsi précisé l’application sans exception des droits fondamentaux – y compris du principe de non-refoulement – aux frontières[57], dans les zones à proximité[58], en mer[59] ou encore les zones se trouvant dans les aéroports, dites « internationales »[60], et ce indépendamment de toute considération sécuritaire, de protection des frontières ou de capacité d’accueil. Cette évolution avait progressivement abouti à la reconnaissance d’une protection contre le refoulement aux frontières sans exception. Même les cas d’afflux massif furent progressivement examinés sous l’angle de la protection des droits fondamentaux, en dehors de toute approche strictement sécuritaire[61].

L’invocation d’un comportement fautif tend cependant à inverser cette dynamique au profit d’un exceptionnalisme reposant sur la confusion des deux fonctions de la frontière. Le changement se traduit par la construction d’un risque sécuritaire incarné par un État ou un acteur tiers, voire par le migrant lui-même, dont le comportement est perçu comme une menace pour la protection des frontières[62]. En effet, l’imputation d’une responsabilité à un acteur autre que l’État de destination permet de justifier une relativisation des obligations de celui-ci aux frontières. Cette relativisation ne concerne pas uniquement le point de contact avec le territoire d’un État tiers – le point d’entrée – mais également une zone frontalière plus vaste, dans laquelle un migrant peut se trouver après avoir franchi la ligne de frontière[63]. Selon les spécificités géographiques, cette zone peut s’étendre à l’ensemble d’une enclave, comme Ceuta ou Melilla. Un tel raisonnement renforce l’exceptionnalisme frontalier : la frontière y est conçue non seulement comme une ligne de démarcation, mais aussi comme un espace au sein duquel s’exerce la juridiction de l’État, soumis à un régime particulier[64]. La pratique étatique peut aller encore plus loin. À titre d’exemple, la Grèce a adopté une législation visant toutes les personnes arrivées par la mer depuis l’Afrique du Nord, indépendamment de leur point d’entrée, sur le seul fondement de leur entrée irrégulière et de leur provenance[65].

Le discours sécuritaire est d’autant plus marqué dans le cadre de l’instrumentalisation, même si les conséquences qui en découlent demeurent plus limitées[66]. La terminologie employée traduit cette évolution. L’usage croissant du terme « menace hybride » illustre la conception de la migration comme un risque sécuritaire. Employée pour désigner les flux migratoires orchestrés par des acteurs tiers, cette expression met en évidence la double nature du défi auquel sont confrontés les États aux frontières extérieures, une analyse que l’Union européenne a reprise à travers la notion d’instrumentalisation. Or, ces termes entretiennent une confusion des fonctions de la frontière au lieu de les distinguer, en présentant les migrants soit comme une composante de la « menace », soit comme des individus manipulés, privés de volonté propre[67].  

Les dérogations prévues pour un État dans le cadre de l’instrumentalisation contribuent elles aussi au renouveau de l’exceptionnalisme sécuritaire des frontières. Outre la fermeture temporaire de certains points de passage, dont les effets seront examinés ultérieurement, le Règlement « Crise » prévoit notamment des dérogations aux délais d’examen des demandes ainsi que la généralisation des procédures à la frontière[68]. Par ailleurs, en donnant la possibilité de limiter toute mesure prise aux seules personnes considérées comme « instrumentalisées » et non à l’ensemble des migrants affectés par un afflux massif classique, la législation européenne instaure une distinction artificielle entre catégories de migrants qui, en l’absence d’un comportement fautif d’un acteur tiers, se trouveraient pourtant dans une situation comparable[69]. Ces mesures conduisent de facto au maintien prolongé des migrants dits « instrumentalisés » dans les zones frontalières, sous un régime spécifique, accentuant ainsi la dynamique d’exceptionnalisme[70].

Globalement, la confusion des deux fonctions de la frontière, issue de la recherche d’un comportement fautif de l’État tiers, entraîne un renversement d’une tendance pourtant dominante en droit international : celle de son humanisation[71]. En effet, le droit international des droits de l’Homme permet progressivement l’intégration des droits fondamentaux dans des domaines et procédures auxquels ils n’étaient pas initialement associés, comme les conflits armés[72]. Cette évolution traduit une volonté d’appréhender les différends interétatiques, bilatéraux ou multilatéraux, même lorsqu’ils portent sur des enjeux sécuritaires, à travers le prisme du respect des droits fondamentaux, ouvrant la voie à des solutions correspondantes[73]. En revanche, l’instrumentalisation illustre le renversement de cette logique. La déduction d’un comportement intentionnellement nuisible imputé à un État tiers a pour conséquence de « bilatéraliser », voire de « multilatéraliser », sous un angle sécuritaire, une question qui, en principe, ne devrait concerner que la relation entre un État et les migrants cherchant à accéder à son territoire.  

La solution à cette confusion, dangereuse pour la gestion des frontières dans le respect des obligations internationales des États, réside dans le traitement distinct des deux enjeux majeurs soulevés par l’instrumentalisation et par les tentatives d’entrée forcée des migrants[74]. D’une part, la fonction humanitaire suppose l’accueil des migrants dans le plein respect des droits dont ils sont titulaires, indépendamment des circonstances sécuritaires. Si une adaptation à l’urgence de la situation peut s’avérer nécessaire, elle ne saurait néanmoins porter atteinte à des droits fondamentaux essentiels, tels que le principe de non-refoulement. D’autre part, la fonction sécuritaire implique que l’État adopte les mesures nécessaires pour sauvegarder la sécurité nationale et l’ordre public, tout en aménageant l’accueil des personnes sans leur refuser la possibilité de solliciter une protection internationale. À titre d’exemple, l’instauration d’une procédure spécifique applicable uniquement aux migrants « instrumentalisés », différente de celle prévue pour les autres migrants, n’est pas indispensable pour que la frontière remplisse sa fonction sécuritaire. Cette dernière requiert également, lorsque l’instrumentalisation soulève un différend interétatique, un règlement par des moyens appropriés – comme le recours à une juridiction internationale compétente – ce qui doit être clairement distingué de la question de l’accueil des migrants[75].   

B. La confusion des catégories de migrants

Les mesures prévues pour répondre au comportement abusif de certains migrants ou pour mieux gérer les situations d’instrumentalisation ne traduisent pas seulement une perception confuse des fonctions de la frontière. Elles brouillent également la distinction entre les différentes catégories de migrants cherchant à la franchir en masse. Cela tient au fait que le comportement de la personne comme manifestation d’une intention traverse l’ensemble du droit des migrations. En effet, le droit international distingue deux grandes catégories de migrants : ceux qui recherchent une protection internationale, bénéficiant ou aspirant à bénéficier d’un statut spécifique en la matière, et ceux qui ne relèvent pas de ce cadre[76]. La distinction entre ces deux catégories, cruciale pour garantir l’accès effectif à la protection internationale, repose sur des conditions précises, directement remises en cause par l’évaluation du comportement et de ses effets : la manifestation par le migrant de son intention de solliciter une protection internationale auprès des autorités étatiques et l’exercice de la juridiction étatique sur sa personne au moment de cette manifestation d’intention[77].

La distinction entre demandeurs d’asile et autres migrants se pose avec une acuité particulière aux frontières, davantage que sur le reste du territoire national. En effet, le droit interne exige la présentation d’une demande de protection internationale, laquelle doit être examinée par les autorités compétentes[78]. Or, une telle démarche se révèle bien plus difficile à entreprendre aux frontières terrestres et maritimes qu’à l’intérieur du territoire, notamment lorsque la personne doit franchir d’un espace territorial à un autre. Dans ce contexte, le demandeur d’asile se trouve doublement marginalisé lors des franchissements massifs de frontières : d’une part, en tant qu’individu noyé dans la foule ; d’autre part, en tant que personne sollicitant une protection internationale au milieu de migrants aux motivations diverses. Les franchissements massifs s’effectuent en effet le plus souvent dans le cadre d’arrivées ou flux mixtes[79], ce qui rend indispensable une individualisation des situations avant toute décision sur la suite à leur donner.

Or, l’évaluation du comportement des migrants ou d’acteurs tiers dans le cadre du franchissement des frontières rend cet exercice particulièrement complexe et relègue au second plan l’intention des personnes de solliciter la protection internationale. Le premier inconvénient d’une telle évaluation réside dans le fait qu’elle repose sur des présomptions visant un groupe de personnes. Ainsi, dans les cas de comportement abusif imputé aux migrants eux-mêmes, l’intention de l’ensemble des individus appréhendés est présumée identique : celle de pénétrer sur le territoire étatique en recourant à la masse ou à la contrainte[80]. Le degré de participation de chacun – qu’il s’agisse d’une organisation active ou d’une simple présence circonstancielle parmi le groupe – n’est guère évalué, et la distinction entre passeurs et migrants demeure tout aussi difficile à établir[81]. En l’absence d’un examen individuel de la situation de chaque migrant, il devient impossible de démontrer que cette présomption est infondée. La logique collective prévaut ainsi sur la considération de l’individu, et la présomption s’applique uniformément[82].

Un autre problème majeur est que cette présomption intervient avant l’examen de l’intention exprimée par la personne. En d’autres termes, le comportement jugé abusif produit ses effets avant même, et indépendamment, de la présentation d’une demande d’asile au moment de l’appréhension par les autorités[83]. Il en résulte que des demandeurs d’asile peuvent être éloignés du territoire sans qu’aucun examen individuel de leur situation ou de leur demande de protection internationale ne soit effectué. Dans le cas d’instrumentalisation, le comportement et l’intention prêtés à l’État tiers – à savoir celui de nuire à l’Union ou à ses États membres – sont, eux aussi, évalués en amont de l’intention des individus de solliciter une protection internationale[84].

Certes, dans les deux hypothèses, la recherche d’une protection internationale reste théoriquement possible, conformément à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et à la législation de l’Union européenne. La CEDH considère en effet que des voies parallèles d’accès à la protection internationale doivent être disponibles lorsque l’État éloigne des personnes ayant franchi la frontière en adoptant un comportement jugé abusif[85]. Toutefois, cette garantie se heurte à deux limites. D’une part, il ne s’agit pas d’une possibilité disponible au moment même du contact de la personne avec les autorités, mais d’une voie alternative dont l’effectivité dépend de plusieurs facteurs extérieurs à sa simple existence formelle[86]. D’autre part, elle ne permet pas de prendre en compte l’urgence de la démarche du demandeur d’asile : une personne fuyant immédiatement son pays voisin peut ne pas être en mesure d’emprunter le passage frontalier désigné à cet effet[87]. En l’absence de contrôle individuel, l’État d’accueil n’est donc pas en mesure d’évaluer ce risque ni de s’acquitter pleinement de sa responsabilité.

Le droit de l’Union prévoit également des exceptions afin d’assurer la protection contre le refoulement. Ainsi, lors de la fermeture des passages frontaliers ou de l’adoption de mesures destinées à préserver la sécurité et l’ordre public, l’État demeure tenu de prévoir des exceptions en faveur des personnes exposées à un risque de refoulement[88]. Le Règlement « Crise » impose de surcroît aux États de procéder à l’enregistrement et à l’examen des demandes de protection internationale même en cas d’instrumentalisation[89]. Ces précisions se révèlent indispensables à la lumière des pratiques divergentes. Certains États membres, tels que la Grèce, ont en effet choisi de suspendre l’enregistrement lors de situations d’instrumentalisation ou de comportements abusifs et de renvoyer les personnes vers leur pays d’origine ou de transit sans identification préalable[90]. D’autres, comme la Finlande, ont même décidé de fermer la quasi-totalité de leurs points de passage frontalier avec un État tiers pour répondre à une instrumentalisation présumée. Or, malgré l’interdiction formelle de toute suspension, l’accès effectif à la protection internationale demeure entravé par des obstacles informels mais déterminants. Le plus important est la faculté laissée aux États de fermer discrétionnairement des passages frontaliers compromet l’examen individuel des risques liés au refoulement. Même si ces fermetures sont temporaires, elles portent atteinte à la distinction fondamentale entre demandeurs d’asile et autres migrants en ce qu’elles ne permettent aucun contact entre le migrant et les autorités de l’État.

Par conséquent, la recherche d’un comportement fautif permet aux États de déroger ne serait-ce qu’implicitement à des obligations pourtant essentielles à la distinction entre catégories de migrants. La mise en péril de cette catégorisation fondamentale résulte de la dissociation entre la protection contre l’expulsion collective et celle contre le refoulement. La première tend à être considérée comme pouvant souffrir des exceptions, alors que la seconde ne doit, en principe, souffrir d’aucune violation. Or, les deux garanties sont étroitement liées : l’application effective du principe de non-refoulement suppose un examen individuel de la situation de la personne, ce que la fermeture indiscriminée des frontières ou la seule évaluation du comportement abusif empêchent de réaliser.

L’évaluation du comportement d’autres acteurs ne constitue pas ipso facto une violation des normes applicables aux migrations. Son principal problème réside dans le risque qu’elle constitue une première étape vers une relativisation plus large de l’ensemble du cadre juridique applicable aux frontières. Certes, l’objectif ultérieur, à savoir la protection des États et de l’Union du comportement abusif d’autres acteurs est légitime, et les moyens prévus par la législation apparaissent ne sont pas par définition incompatibles avec le droit international. Parmi les aspects positifs de cette consécration, peut être relevé l’encadrement qu’elle introduit, puisqu’elle impose certaines limites aux pratiques aléatoires et contestables mises en œuvre par des États face à de tels comportements réels ou présumés. Cependant, la législation actuelle confère une marge d’appréciation particulièrement large aux États quant à l’application des mesures prévues, si bien que la protection théoriquement garantie risque, dans les faits, de demeurer largement illusoire.