L'instrumentalisation des frontières américaines : une érosion progressive de l'effectivité du droit d'asile
15/11/2025
Les États-Unis ont transformé leurs frontières nord et sud en obstacles systématiques à l’exercice du droit d’asile. La Proclamation n°10888 du 20 janvier 2025 constitue l’aboutissement de cette politique restrictive : elle suspend formellement l’accès à la protection internationale à la frontière sud en qualifiant les flux migratoires d’« invasion ». Cette instrumentalisation transcende les clivages partisans et révèle une mutation durable du rapport américain au principe de non-refoulement. L’analyse comparative des politiques frontalières avec le Mexique et le Canada révèle l’émergence d’un système continental où les frontières deviennent des zones d’exception juridique. Au sud, l’évolution du mur frontalier, l’invocation du Title 42, puis l’instauration du système CBP One mettent en exergue une logique d’escalade qui trouve son aboutissement dans la suspension complète du droit d’asile. Au nord, l’extension de l’ « Entente sur les tiers pays sûrs » (ETPS) à l’ensemble de la frontière canadienne en 2023, maintenue sous pression économique américaine, démontre l’instrumentalisation de la coercition commerciale. L’étude révèle comment des pratiques comme le metering, la digitalisation de l’asile et la fragmentation des responsabilités étatiques ont créé un régime d’exclusion qui, sans le violer directement vidaient le droit international des réfugiés de sa substance, avant que la Proclamation n°10888 ne marque le parachèvement de cette stratégie d’escalade par une suspension formelle. Ce modèle nord-américain, par l’exploitation des asymétries économiques régionales et la coordination d’exclusions aux deux frontières, menace l’architecture universelle de protection établie depuis 1951.
À la veille du soixante-quinzième anniversaire de la Convention de Genève, les États-Unis rompent avec près de huit décennies de tradition en matière de protection internationale. La Proclamation n°10888, signée par Donald Trump le 20 janvier 2025, suspend pour une durée indéterminée l’accès à la protection internationale à la frontière sud :
« Accordingly, I am issuing this Proclamation based on my express and inherent powers in Article II of the Constitution of the United States, and in faithful execution of the immigration laws passed by the Congress, and suspending the physical entry of aliens involved in an invasion into the United States across the southern border until I determine that the invasion has concluded ».
Cet acte exécutif constitue une évolution sans précédent depuis l’adoption de la Convention de 1951, soulevant d’importantes questions au regard des engagements internationaux américains en matière d’asile. Il convient de rappeler que les États-Unis, bien qu’ils n’aient pas ratifié la Convention de Genève de 1951, ont adhéré au Protocole de 1967 le 1er novembre 1968, s’engageant ainsi à respecter le principe de non-refoulement – interdiction de renvoyer une personne vers un territoire où elle risque d’être persécutée – consacré par l’article 33, pierre angulaire de l’architecture juridique du droit des réfugiés. Ces obligations internationales ont été transposées en droit interne par le Refugee Act de 1980. La Proclamation du 20 janvier 2025 s’inscrit dans une logique d’instrumentalisation frontalière et d’érosion de l’effectivité du droit d’asile, deux concepts qu’il convient de préciser dès à présent.
L’instrumentalisation frontalière d’abord, consiste en l’utilisation détournée des espaces frontaliers dans le but de neutraliser l’accès à la protection internationale sans violation formelle des obligations conventionnelles. L’effectivité – ici plus particulièrement celle du droit de l’asile – ensuite, se définit comme « le degré de réalisation, dans les pratiques sociales, des règles énoncées par le droit ». Cette notion permet de mesurer « l’écart » entre les obligations juridiques proclamées et leur réalisation pratique. Ces outils conceptuels émergent depuis une conjoncture historique précise : la périodisation retenue (2016-2025) correspond en effet à une transition marquante avec l’institutionnalisation systématique du metering, inaugurant une stratégie de contournement des obligations juridiques. Cette temporalité permet d’étudier la transformation d’exceptions initialement présentées comme ponctuelles en un système d’érosion de plus en plus intégré, insensible aux alternances politiques.
L’approche comparative des frontières nord et sud révèle en outre un traitement différencié : alors que la frontière sud fait l’objet de mesures restrictives depuis plusieurs décennies, la frontière nord, longtemps considérée comme « ouverte », s’est brutalement fermée avec l’extension sur les pays tiers sûrs (ci-après « ETPS ») en 2023. Cette double barrière bloque désormais de facto l’accès à l’asile aux frontières terrestres américaines. L’intensification des flux migratoires à la frontière sud et leur instrumentalisation croissante par les acteurs politiques constituent le terreau de cette dernière. Devenu une question gouvernementale majeure, il est à l’origine de mesures restrictives présentées comme les réponses nécessaires à une prétendue « invasion ». Les mécanismes développés par l’administration américaine depuis 2016 – parachevés par la récente Proclamation – s’inscrivent dans une logique d’évitement des obligations internationales. Cette stratégie combine trois approches distinctes. Premièrement, une externalisation au sens classique du contrôle migratoire, concept qui désigne l’ensemble des stratégies par lesquelles les États déplacent géographiquement leurs contrôles frontaliers vers des États tiers afin de limiter l’accès aux procédures de protection sans violer frontalement leurs obligations conventionnelles. Si ce phénomène a largement été identifié et théorisé dans le contexte européen à travers les accords avec la Libye, la Turquie ou le Maroc, les États-Unis le pratiquent avec le Mexique, transformé en zone tampon où les demandeurs d’asile sont contraints d’attendre, notamment via le programme « Remain in Mexico ». Deuxièmement, des dispositifs de restriction frontalière opérant directement à la frontière américaine, sans délégation à un État tiers. Le recours au metering – limitation volontaire du nombre de demandeurs d’asile traités quotidiennement – et la digitalisation des procédures via l’application CBP One illustrent cette logique de filtrage direct, qui maintient en apparence le respect du cadre juridique international tout en neutralisant son effectivité pratique. Troisièmement, et c’est là la spécificité du cas nord-américain, une continentalisation du refoulement à travers l’ETPS au Canada en 2023. Contrairement à l’externalisation vers des États tiers asymétriques, cette démarche coordonne une logique continentale entre partenaires économiquement intégrés, transformant progressivement l’Amérique du Nord en zone de contrôle frontalier renforcé. Là où l’Europe externalise de manière géographiquement dispersée vers des pays tiers, les États-Unis orchestrent depuis 2016 une fermeture simultanée et coordonnée de leurs deux frontières terrestres, créant un système régional intégré de négation de l’accès à l’asile.
Ce procédé se caractérise par la création d’un réseau de barrières successives qui filtre les demandeurs d’asile à travers l’ensemble du continent et présente trois spécificités majeures. Premièrement, l’emploi systématique de la coercition économique directe contraste avec l’approche européenne fondée sur des incitations financières. En effet, le déséquilibre commercial (76% des exportations canadiennes, 84% des exportations mexicaines sont à destination des États-Unis) confère une capacité de contrainte sans équivalent à l’échelle d’autres systèmes régionaux. Deuxièmement, le recours des États-Unis à l’innovation technologique transforme la nature du contrôle par la digitalisation des procédures d’asile, notamment via l’application CBP One. Cette dernière est à l’origine d’une précarisation inédite des droits des demandeurs car les garanties juridiques deviennent à présent révocables par simple désactivation technologique. Troisièmement : la continuité politique. La succession trans-partisane s’est confirmée au cours de la parenthèse démocrate entre deux mandats républicains et suggère l’instauration d’un paradigme migratoire dépassant les clivages politiques traditionnels, contrairement au modèle européen marqué par des variations nationales.
Ces processus s’attaquent au fondement majeur du droit international des réfugiés établi par la Convention de Genève de 1951 et son Protocole de 1967 : le principe de non-refoulement énoncé à l’article 33. Ce dernier a acquis une valeur coutumière reconnue par la communauté internationale et se trouve renforcé par d’autres instruments conventionnels, notamment la Convention contre la torture de 1984 qui en consacre une version absolue, sans aucune exception. Intégrée en droit américain, cette disposition se trouve progressivement vidée de sa substance par les mécanismes décrits qui maintiennent théoriquement l’ouverture aux demandes d’asile.
Cette contribution se propose ainsi d’examiner cette nouvelle forme d’instrumentalisation frontalière, peu étudiée dans la littérature francophone. Par l’analyse d’un modèle qui dépasse l’externalisation classique, elle contribue à la compréhension des mutations contemporaines du principe de non-refoulement, en révélant comment sa négation peut s’opérer grâce à un nouveau système « de refoulement continental », équivalent à une neutralisation coordonnée de son effectivité, spécifique au cas nord-américain. Face à cette reconfiguration territoriale du contrôle migratoire, il convient de s’interroger sur la manière dont ces nouveaux dispositifs frontaliers transforment (voire empêchent) l’exercice du droit d’asile en Amérique du Nord. Il sera d’abord établi que l’instrumentalisation des frontières constitue une stratégie juridique qui ne revêt pas la même forme selon qu’il s’agit de la frontière nord ou sud, bien que dans les deux cas l’accès à la protection internationale s’en trouve neutralisée (I). Sera ensuite examinée la logique de « continentalisation » du refoulement, présentée comme un système intégré de négation de l’article 33 de la Convention de Genève (II).
I. L’instrumentalisation différenciée des frontières : de l’obstruction progressive au sud à la fiction juridique au Nord
L’examen des différentes politiques frontalières américaines révèle que l’accès à l’asile varie considérablement au gré des relations diplomatiques entretenues avec les États voisins des États-Unis. Cette différenciation se manifeste par une aggravation progressive des techniques d’obstruction à la frontière mexicaine, passant de la limitation procédurale à la suspension complète du droit d’asile (A). Tandis qu’à la frontière canadienne, l’extension de l’ETPS détourne les présomptions de sécurité pour transformer le Canada en zone tampon, mécanisme maintenu par la contrainte économique américaine (B).
A. De l’obstruction procédurale à la suspension juridique à la frontière mexicaine
À la frontière mexicaine, les États-Unis ont mis en place une logique de refoulement entravant l’accès à la protection internationale. Cette obstruction s’articule autour de deux mécanismes complémentaires : la multiplication d’obstacles procéduraux qui limitent progressivement l’accès au système d’asile d’une part (1.), la mise en place de moyens technologiques pour la sélection des demandeurs d’autre part (2.).
1. L’accumulation d’obstacles procéduraux à la légalité incertaine
L’administration Trump a déployé plusieurs mesures visant à ralentir et décourager l’afflux de demandeurs d’asile à la frontière sud des États-Unis. Ces politiques, caractérisées par ce que Carlos Martinez conceptualise comme une « nécrotemporalité » (necrotemporal), transforment le temps d’attente en instrument de dissuasion et de précarisation.
Le système de metering, bien qu’initié informellement sous l’administration Obama en 2016 face à l’arrivée de migrants haïtiens, se systématise sous la première administration Trump en 2018. Cette pratique permet aux agents des douanes américaines (ci-après « CBP ») de fixer un quota quotidien de demandeurs d’asile autorisés à franchir les points d’entrée officiels, contraignant les autres à attendre au Mexique sur des listes d’attente informelles appelées « Lista ». Cette reformulation procédurale s’appuie sur une redéfinition administrative de la « capacité » des postes-frontières : le metering est passé d’une évaluation basée sur la « capacité de détention » physique à une notion plus large de « capacité opérationnelle », autorisant le refoulement des demandeurs d’asile même lorsque les centres de détention ne sont pas saturés.
En avril 2018, l’administration Trump annonce sa politique de « zéro tolérance », poursuivant pénalement tous les migrants franchissant illégalement la frontière, y compris les demandeurs d’asile. Cette mesure, qui provoque des séparations familiales largement médiatisées et examinées par la doctrine, ainsi que par la jurisprudence nationale, en témoigne la décision Ms. L. v. ICE qui ordonne l’arrêt de ces séparations et la réunification des familles au motif que la pratique est contraire au droit à la procédure régulière. Cela renforce paradoxalement l’utilisation des points d’entrée légaux par les familles souhaitant éviter les poursuites pénales, intensifiant de facto le metering. Cette limitation artificielle transforme de la sorte les villes frontalières mexicaines en « zones d’attente de facto » où s’accumulent les demandeurs. Le débat juridique au cœur de ces politiques porte sur l’interprétation de l’INA Section 208(a)(1) qui garantit le droit de demander l’asile pour toute personne « physiquement présente » ou « qui arrive » aux États-Unis. Le gouvernement défendait une interprétation restrictive exigeant un franchissement effectif de la frontière pour l’éligibilité. La décision rendue par la Cour fédérale d’appel du 9ᵉ Circuit en octobre 2024 a toutefois confirmé que le metering contournait l’INA en empêchant l’accès physique au territoire, et déclaré cette mesure illégale.
Le metering révèle ainsi rapidement ses limites. En effet, sur le plan juridique d’abord, il fait l’objet de contestations judiciaires qui aboutiront à sa déclaration d’illégalité par la Cour d’appel du 9ᵉ Circuit en 2024 avec l’arrêt Al Otro Lado v. Mayorkas. Sur le plan opérationnel ensuite, il génère l’accumulation de milliers de demandeurs dans des campements précaires des villes frontalières mexicaines – Tijuana, Matamoros, Ciudad Juárez – exposés à la violence des cartels et à l’extorsion, avec des listes d’attente s’étendant sur plusieurs mois, voire plus d’une année selon les localisations. Face à ces fragilités juridiques et à ces effets contre-productifs médiatisés, l’administration Trump développe en janvier 2019 les Migrant Protection Protocols (ci-après « MPP ») plus connus sous le nom « Remain in Mexico », s’appuyant sur l’INA Section 1225(b)(2)(C), qui autorise le retour des demandeurs vers les territoires contigus. Cette mesure prolonge la logique du metering en exigeant que les demandeurs d’asile attendent au Mexique pendant toute la durée de leur procédure aux États-Unis. Sur les 71 036 personnes soumises à ce programme, seules 650 ont finalement obtenu l’asile, soit un taux de protection inférieur à 2%. Cette innovation réalise une dissociation entre procédure juridique (américaine) et résidence physique (mexicaine).
Les discussions relatives au fondement juridique de ces mesures mettent en exergue cependant une faille majeure : la Section 1225(b)(2)(C) ne s’applique qu’aux personnes « décrites dans le sous-paragraphe (b)(2)(A) », qui exclut explicitement celles relevant de 1225(b)(1) – soit précisément de nombreux demandeurs d’asile. Malgré les contestations judiciaires répétées qui ont souligné l’illégalité de ces politiques, notamment la décision de la Cour d’appel du 9e Circuit en 2020 qui a déclaré les MPP contraires au droit fédéral, la Cour suprême s’est contentée en juin 2022 (Biden v. Texas) de confirmer le droit de l’administration Biden d’y mettre fin, sans jamais se prononcer sur leur légalité au fond et donc sur le refoulement.
L’irruption de la pandémie de COVID-19 en mars 2020 a offert l’opportunité d’un nouveau mécanisme de refoulement qui remplace les MPP à travers le Title 42, disposition du Public Health Service Act de 1944 autorisant l’expulsion rapide en cas de menace sanitaire. Invoquée pour la première fois depuis 1963, cette disposition a permis 2,8 millions d’expulsions immédiates sans aucun examen des demandes d’asile. Bien que contesté devant les tribunaux fédéraux pour violation de l’Administrative Procedure Act, le Title 42 est maintenu par la Cour suprême en décembre 2022 qui préserve temporairement la politique jusqu’à l’expiration de l’urgence sanitaire en mai 2023, évitant ainsi tout examen de sa légalité sur le fond.
À travers cette évolution, on observe la mise en place croissante de restrictions au principe cardinal de non-refoulement, où chaque nouveau dispositif « anti-protection » corrige les vulnérabilités du précédent : le metering introduit une logique de quota, les MPP normalisent l’externalisation, le recours au Title 42 institutionnalise l’exception sanitaire. Ces mesures reposent sur des fondements juridiques contestés : détournement de dispositions non applicables pour les MPP, absence de base statutaire claire pour le metering, instrumentalisation d’une loi sanitaire à des fins migratoires pour le Title 42. L’administration Biden, tout en se démarquant rhétoriquement de son prédécesseur, franchît pour autant un nouveau seuil en substituant aux obstacles physiques et procéduraux une barrière technologique.
2. La digitalisation comme nouvelle forme de metering
La fin programmée du Title 42 – dont l’expiration est intervenue le 11 mai 2023 avec la levée de l’urgence sanitaire – a confronté l’administration Biden à un dilemme opérationnel majeur. Après avoir permis 2,8 millions d’expulsions immédiates sans examen des demandes d’asile depuis mars 2020, la disparition de ce dispositif d’exception sanitaire menaçait de restaurer l’accès aux procédures d’asile à la frontière sud. Pour maintenir un contrôle strict des flux migratoires, l’administration a déployé dès janvier 2023 l’application mobile CBP One comme substitut technologique. Initialement conçue pour faciliter les démarches commerciales transfrontalières, cette plateforme numérique est devenue le vecteur quasi obligatoire d’accès à la protection internationale : tout demandeur d’asile souhaitant se présenter légalement à un point d’entrée devait prendre rendez-vous via l’application depuis le territoire mexicain. Cette digitalisation intervenait pourtant en contradiction directe avec la jurisprudence Al Otro Lado v. Mayorkas. Cette dernière établissait clairement que les agents frontaliers avaient une obligation statutaire d’inspecter les demandeurs d’asile qui se présentent aux points d’entrée, au titre de la section 1225 de l’INA. Or, l’application CBP One transformait précisément cette obligation en contingence technologique : seules 1 450 personnes par jour pouvaient obtenir un rendez-vous pour l’ensemble de la frontière sud de 3 200 kilomètres, créant une condition de recevabilité algorithmique non prévue par la législation américaine, qui soulevait des questions constitutionnelles au regard du principe d’égalité de traitement.
En effet, les organisations de défense des droits ont documenté que la technologie de reconnaissance faciale de CBP One discriminait systématiquement les demandeurs d’asile à peau foncée, avec des taux d’erreur dépassant 30 % pour les femmes noires, créant de facto une barrière raciale à l’accès aux procédures. Amnesty International considère pour sa part que l’application transforme « le droit légal d’asile en système de loterie basé sur la chance », remplaçant l’examen individuel des demandes par un mécanisme aléatoire jugé incompatible avec les standards procéduraux du droit américain. Cette transformation de l’asile en « système de loterie » s’inscrit dans une logique plus large de digitalisation du contrôle migratoire. L’application CBP One illustre parfaitement comment les technologies numériques permettent désormais aux autorités de réguler les flux migratoires par la création artificielle de « goulots d’étranglement » algorithmiques. Cette nouvelle forme de « metering digital » présente l’avantage politique de déplacer la responsabilité du refoulement : plutôt que de refuser explicitement l’entrée aux demandeurs d’asile, les autorités créent un système de quotas technologiques qui produit le même effet d’exclusion tout en préservant l’apparence du respect des obligations internationales. Le contingentement numérique transforme ainsi l’obligation statutaire d’examen en privilège algorithmique, créant un régime procédural où l’accès aux droits fondamentaux devient tributaire de la technologie.
Au-delà des discriminations algorithmiques, l’opacité empêche tout contrôle effectif de ces dysfonctionnements, à laquelle s’ajoute une autre caractéristique fondamentale : la précarisation des droits. En effet, contrairement aux actes administratifs traditionnels qui nécessitent une procédure contradictoire de révocation avec possibilité de recours, les « droits numériques » disparaissent par simple désactivation technologique. Les contestations judiciaires de CBP One, bien qu’ayant soulevé des questions de légalité, n’ont pas abouti à un arrêt définitif du programme avant son interruption par l’administration Trump via la Proclamation n°10888 du 20 janvier 2025. Cette dernière franchit d’ailleurs le seuil de la rupture assumée avec les obligations conventionnelles, abandonnant les subterfuges procéduraux pour un refoulement formel et direct.
Parallèlement, cette fermeture radicale de la frontière sud s’accompagne du maintien forcé de restrictions équivalentes à la frontière nord. L’extension de l’ETPS à l’ensemble de la frontière canadienne en 2023, maintenue sous pression économique américaine malgré la dégradation manifeste des standards de protection américains, démontre une coordination continentale des dispositifs d’exclusion. Contrairement aux innovations technologiques déployées au sud, la frontière canadienne montre une modalité d’exclusion fondée sur l’instrumentalisation de présomptions juridiques préexistantes et l’exploitation de la dépendance commerciale canadienne.
B. La frontière canadienne et l’instrumentalisation de la fiction juridique de « pays tiers sûrs »
L’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs (ci-après « ETPS »), accord bilatéral signé en 2004 dans le contexte post-11 septembre, s’inscrivait initialement dans une démarche d’harmonisation sécuritaire. Négociée conjointement avec l’Action Plan for Creating a Secure and Smart Border, cette entente établit le principe selon lequel les demandeurs d’asile doivent présenter leur demande dans le premier pays « sûr » où ils arrivent, qu’il s’agisse du Canada ou des États-Unis. Cette désignation s’appuie sur l’article 102 (1) et (2) de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après « LIPR »). L’article 102(3) de la LIPR impose au gouverneur en conseil l’obligation d’ « assurer le suivi de l’examen des facteurs à l’égard de chacun des pays désignés ». Malgré l’existence de ce mécanisme de révision obligatoire, le gouvernement canadien a négligé cette obligation légale face à l’intensification des restrictions américaines depuis 2016. Or, les politiques américaines de metering, puis des MPP, du Title 42 et enfin de CBP One ont progressivement vidé de sa substance l’accès effectif à la protection internationale aux États-Unis. Ces dispositifs, en empêchant matériellement les demandeurs d’asile d’exercer leur droit, remettent en cause les conditions de l’article 102(1) de la LIPR qui exigent que le pays désigné respecte effectivement le principe de non-refoulement et offre une protection conforme. Le gouvernement canadien maintient dès lors artificiellement une qualification devenue factuellement inadéquate au regard de la réalité opérationnelle de l’accès à l’asile américain.
De plus, l’ETPS présentait initialement une application géographiquement circonscrite : seuls les points d’entrée officiels étaient concernés, laissant subsister la possibilité pour les demandeurs d’accéder au territoire canadien par des passages non officiels. Cette limitation créait une distinction fondamentale entre deux catégories de demandeurs : ceux se présentant aux points d’entrée officiels (soumis à l’ETPS et donc renvoyés vers les États-Unis) et ceux franchissant la frontière par des passages non officiels (autorisés à déposer leur demande au Canada). Le chemin Roxham au Québec illustrait parfaitement cette dichotomie, devenant un point de transit majeur emprunté par environ 40 000 personnes annuellement, qui exerçaient légitimement leur droit d’asile selon le principe de non-refoulement.
La Proclamation n°10888 du 20 janvier 2025 met en évidence l’inadéquation de la désignation américaine comme « pays tiers sûr » par le Canada. En suspendant intégralement l’accès à la protection internationale à la frontière sud, cette proclamation démontre que les États-Unis ne respectent plus les critères de l’article 102(1) de la LIPR, notamment l’exigence fondamentale de respect du principe de non-refoulement. Cette suspension contredit manifestement les conditions légales permettant de maintenir la désignation d’un pays comme « sûr » au sens de l’ETPS. Pourtant, malgré l’existence du mécanisme de réévaluation périodique prévu à l’article 102(3) de la LIPR qui impose au gouverneur en conseil de vérifier régulièrement que les pays désignés continuent de remplir les critères de sécurité, le gouvernement canadien continue de maintenir cette désignation devenue factuellement inadéquate. Cette inaction canadienne s’observe depuis 2016 face à l’intensification progressive des restrictions américaines – du metering aux MPP, du Title 42 à CBP One, jusqu’à cette suspension formelle – révélant une négligence systématique de l’obligation légale de réévaluation. Néanmoins, l’appareil judiciaire canadien maintient l’opérabilité de l’ETPS par retenue institutionnelle, privilégiant la stabilité diplomatique à l’examen des conditions matérielles de protection. Cette position s’inscrit dans la lignée de la décision controversée Canadian Council for Refugees v. Canada qui, tout en reconnaissant certains risques pour les demandeurs renvoyés vers les États-Unis, valide l’ETPS au motif que les « soupapes de sécurité » (safety valves) législatives suffisent à prévenir les violations de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protège le droit des personnes physiques à la vie, à la sécurité et la liberté. Cette déférence judiciaire contrevient aux principes établis par la Cour suprême dans Suresh v. Canada selon lesquels toute mesure engageant l’article 7 de la Charte nécessite une évaluation individualisée des risques. Bien que cette jurisprudence concerne la déportation directe vers le pays d’origine, ses principes sur l’obligation d’évaluation individualisée s’appliquent aux situations où l’État canadien facilite un refoulement indirect. Plutôt que de remettre en question la présomption de sécurité au regard des politiques restrictives américaines, l’extension du 25 mars 2023 à l’intégralité de la frontière terrestre institutionnalise la violation. Cette extension, officiellement justifiée par la fermeture du « chemin Roxham », intervient pourtant au moment précis où les violations américaines des standards de protection s’intensifient avec la mise en place du CBP One et la persistance des effets du Title 42.
Si l’ETPS prévoit théoriquement quatre catégories d’exceptions au refoulement – réunification familiale, mineurs non accompagnés, détenteurs de documents, et intérêt public – , l’application pratique de ces mécanismes dérogatoires soulève de sérieuses préoccupations doctrinales quant à leur accessibilité réelle et leur caractère discrétionnaire. L’exception d’intérêt public, qui permet à l’une des parties de l’Accord de décider d’examiner la demande de statut de réfugié en raison de circonstances particulières jugées d’intérêt public, s’avère particulièrement problématique. Actuellement, la seule exception d’intérêt public désignée s’applique aux demandeurs qui ont été accusés ou reconnus coupables d’une infraction passible de la peine de mort, démontrant ainsi la nature hautement discrétionnaire et politisée de cette exception. Parallèlement, le Protocole institue une ultime exception temporelle théorique : les personnes qui franchissent irrégulièrement la frontière et parviennent à éviter les autorités « pendant 14 jours » peuvent ensuite déposer leur demande d’asile sans être soumises à l’ETPS. Cette disposition, qualifiée de « 5e exception » par la doctrine, transforme paradoxalement l’accès à la protection en course contre la montre clandestine.
L’analyse de Léonard Bédard met en lumière la transformation conceptuelle opérée par l’ ETPS en déplaçant l’évaluation des demandes d’asile du niveau individuel (« qui ») vers le niveau géographique (« où »). Le concept de « frontières mouvantes » qu’il développe permet de comprendre comment l’ETPS transforme la frontière canado-américaine en barrière qui opère au-delà des limites territoriales physiques. Plutôt que de reconnaître les conditions individuelles des demandeurs, le système « concentre le regard sur l’endroit de provenance », légitimant l’exclusion par la géographie plutôt que par l’évaluation des besoins de protection. Cette reconfiguration juridique permet au Canada de « fermer ses frontières en amont » tout en maintenant une apparence de respect des obligations internationales.
Cette évolution continentale met en exergue la convergence mise en œuvre par les États-Unis pour contourner le principe du non-refoulement. En effet, après avoir expérimenté diverses techniques visant à limiter l’accès à la protection internationale, notamment sur le plan procédural au sud (metering, MPP, Title 42, CBP One), ils généralisent finalement la solution juridique la plus radicale – la suspension formelle du droit d’asile – aux deux frontières simultanément. La Proclamation n°10888 combinée à l’étendue de l’ETPS au nord constituent les deux faces d’une même stratégie de verrouillage continental. Cette coordination bilatérale révèle l’exploitation par les États-Unis des asymétries économiques pour maintenir des dispositifs d’exclusion, transformant l’interdépendance commerciale en instrument de politique migratoire et créant un système où la responsabilité internationale se dilue entre des États souverains mais économiquement dépendants.
II. La transformation d’un refoulement frontalier en architecture continentale : mécanismes d’un système nord-américain de négation du non-refoulement
Cette seconde partie de l’analyse démontre comment l’articulation des dispositifs frontaliers nord et sud étudiés supra, constitue en réalité les prémices de la mise en marche d’un système continental intégré de négation du droit d’asile, fondé essentiellement sur l’exploitation des asymétries économiques régionales. Cette stratégie combinant coordination bilatérale et pression économique asymétrique crée une architecture de refoulement en chaîne (A), parallèlement à des formes de refoulement indirect par contrainte, qualifié par la doctrine de « refoulement constructif » (B).
A. Un refoulement continental en chaîne
L’instrumentalisation méthodique des vulnérabilités économiques fait office de levier de contrainte migratoire (1.), à laquelle s’associe une dilution coordonnée de la responsabilité internationale (2.).
1. L’exploitation des asymétries économiques comme méthode de contrainte migratoire
La stratégie américaine d’externalisation repose sur l’exploitation des déséquilibres économiques avec les États frontaliers. Les menaces tarifaires de mai 2019 contre le Mexique pour accepter le programme « Remain in Mexico » sont reproduites en 2025 contre le Canada pour maintenir l’ETPS étendue à l’ensemble de la frontière.
Cette méthode de contrainte économique trouve son expression la plus révélatrice dans les Accords de Coopération en matière d’Asile (ci-après « ACAs ») conclus entre juillet et septembre 2019 avec le Guatemala, El Salvador et le Honduras avant d’être suspendus en 2021. Ces trois États, constituant le « Triangle du Nord » centraméricain, sont désignés comme « pays sûrs », alors qu’ils forment précisément la région d’origine de la majorité des flux migratoires vers les États-Unis en raison de leurs défaillances sécuritaires et institutionnelles. Les États-Unis transforment en destinations « sûres » des territoires pourtant instables au point, comme El Salvador, de faire l’objet d’avertissements « Level 3-Reconsider Travel » par leur ambassade. Plus significativement, les agents de protection américains identifient eux-mêmes le Guatemala comme « non sûr », reconnaissant que la violence criminelle y reste impunie et que les victimes manquent d’accès à la justice. Sur les 939 personnes transférées au Guatemala entre novembre 2019 et mars 2020, seulement 20 (environ 2%) ont demandé l’asile. Cette proportion met en avant le fait que les transferts constituaient de fait un mécanisme de refoulement plutôt qu’un système de protection alternative.
Les pressions exercées sur le Triangle du Nord via le conditionnement de l’aide au développement en 2019 complètent cette logique coercitive, démontrant l’adaptation de cette politique illégale de refoulement aux vulnérabilités spécifiques des États concernés. Cet échec d’une approche fondée sur la contrainte plutôt que sur l’évaluation objective des conditions de protection conduira à la suspension de ces accords en février 2021 par l’administration Biden. Au-delà de cet échec opérationnel, cette approche porte une atteinte considérable au droit international des réfugiés et des droits de l’Homme, et ce à plusieurs niveaux.
Premièrement, elle constitue une violation systémique du principe de non-refoulement consacré par l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 et l’article 3 de la Convention contre la torture. Ce principe, reconnu comme jus cogens par une partie de la doctrine, interdit le renvoi direct ou indirect d’une personne vers un territoire où sa vie ou sa liberté serait menacée de « de quelque manière que ce soit » selon les termes mêmes de l’article 33§1. Or, en contraignant des États tiers manifestement incapables d’assurer une protection effective à accepter des demandeurs d’asile par la menace de sanctions commerciales, les États-Unis orchestrent précisément un tel refoulement indirect. La jurisprudence américaine elle-même reconnaît, bien qu’imparfaitement, l’importance du principe de non-refoulement. Dans Sale v. Haitian Centers Council, la Cour suprême a certes limité l’application extraterritoriale de l’article 33 de la Convention en autorisant l’interdiction en haute mer de réfugiés haïtiens, mais cette décision – vivement critiquée par le HCR et la doctrine internationaliste – ne saurait légitimer les mécanismes de refoulement indirect créés par les ACAs. D’une part, contrairement à l’affaire Sale v. Haitian Council qui concernait une interdiction maritime extraterritoriale en haute mer, les ACAs organisent le renvoi de demandeurs d’asile présents sur le territoire américain ou à sa frontière vers des États tiers, situation relevant sans équivoque du champ d’application territorial de l’article 33. D’autre part, la dissidence du juge Blackmun soulignait déjà que « l’essence même du principe de non-refoulement » était précisément d’empêcher qu’un État se serve d’États intermédiaires pour accomplir indirectement ce qu’il ne pourrait faire directement. Cette logique s’applique a fortiori aux ACAs où les États-Unis instrumentalisent délibérément des États tiers vulnérables pour externaliser leurs obligations internationales.
Deuxièmement, cette stratégie contrevient au droit de solliciter l’asile consacré par l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et garanti par l’article XXVII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme au titre du système interaméricain des droits de l’homme. De façon plus significative encore, les données empiriques démontrent l’échec complet de ces accords comme mécanisme de protection alternative : selon le rapport du Comité des relations étrangères du Sénat américain de janvier 2021, sur les 945 demandeurs d’asile transférés vers le Guatemala entre novembre 2019 et mars 2020, aucun n’a obtenu l’asile, confirmant que ces transferts constituaient de facto un mécanisme de refoulement déguisé plutôt qu’un système de protection effective.
Troisièmement, l’exploitation des vulnérabilités économiques pour imposer ces accords engage la responsabilité internationale des États-Unis pour complicité au sens de l’article 16 du Projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite. En fournissant une aide matérielle (financière et technique) et en créant les conditions juridiques (via les ACAs) permettant au Guatemala, Honduras et El Salvador de commettre des violations du principe de non-refoulement, tout en ayant connaissance manifeste de l’incapacité de ces États à assurer une protection effective, les États-Unis remplissent les quatre conditions de la responsabilité pour complicité : contribution matérielle, connaissance des circonstances, intention de faciliter l’acte illicite, et double illicéité (l’acte doit être illicite tant pour l’État aidant que pour l’État aidé – en l’espèce, la violation du non-refoulement engage la responsabilité tant des États-Unis que des États du Triangle du Nord).
Quatrièmement, l’utilisation de menaces tarifaires et le conditionnement de l’aide au développement pour contraindre des États tiers à accepter des transferts de demandeurs d’asile constitue une intervention illégale par « méthodes de coercition économique » prohibée par le principe de non-ingérence établi par la Résolution AG 2625 (XXV) des Nations Unies. En l’espèce, la contrainte exercée visait à imposer aux États du Triangle du Nord des obligations de protection internationale qu’ils ne pouvaient matériellement assumer, transformant des États en instruments de refoulement indirect. L’instrumentalisation systématique des asymétries commerciales – 84% des exportations mexicaines et 76% des exportations canadiennes sont destinées aux États-Unis – comme levier de contrainte migratoire constitue précisément une telle coercition prohibée.
2. La coordination des renvois : mécanisme du refoulement en chaîne
Au-delà de la contrainte économique initiale, les ACAs créent un effet systémique supplémentaire par l’intermédiaire d’un mécanisme de refoulement en chaîne. Si l’approche comparative souligne que l’externalisation peut paradoxalement améliorer l’accès aux mécanismes de responsabilité dans certains cas, notamment lorsque les États de transit offrent de meilleures protections procédurales que les États externalisant, force est de constater que ce n’est pas le cas ici. Cette coordination produit ce que la doctrine qualifie de « refoulement en chaîne » (chain refoulement) – cascade de renvois successifs jusqu’au retour forcé vers la zone de persécution originelle. Cette problématique se retrouve dans d’autres contextes d’externalisation où les mécanismes de recours disponibles varient considérablement selon les régimes juridiques applicables, créant des disparités dans l’accès à la justice pour les personnes en déplacement. Cette multiplication des intervenants crée une dilution systématique de responsabilité où chaque État peut théoriquement être tenu responsable, mais où pratiquement aucun ne l’est effectivement.
Cette dilution des responsabilités s’analyse au regard du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite. L’Article 16 établit la responsabilité étatique pour complicité lorsqu’un État « aide ou assiste sciemment un autre État dans la commission d’un fait internationalement illicite ». En l’espèce, la qualification juridique du fait internationalement illicite soulève une situation particulière. D’une part, les États-Unis manquent directement au principe de non-refoulement en renvoyant des demandeurs d’asile vers des États manifestement incapables d’assurer une protection effective – configuration relevant du refoulement indirect prohibé par l’article 33 de la Convention de Genève. D’autre part, les États du Triangle du Nord manquent à leurs obligations conventionnelles en matière de protection des réfugiés en acceptant ces transferts sans disposer des capacités institutionnelles minimales. Cette double dimension permet d’analyser la responsabilité selon deux axes complémentaires. D’abord, la responsabilité des États-Unis pour violation directe du non-refoulement par mécanisme indirect, établie par leur connaissance manifeste de l’incapacité protectrice du Triangle du Nord et l’instrumentalisation délibérée de cette défaillance. Ensuite, l’analyse de la responsabilité respective de chaque État au titre de l’article 16 du Projet CDI : d’une part, les États-Unis peuvent être tenus pour complices des violations du non-refoulement commises par le Triangle du Nord en leur transférant des demandeurs d’asile ; d’autre part, le Triangle du Nord pourrait être considéré comme complice de la violation par les États-Unis de leurs propres obligations de protection en acceptant ces transferts. Toutefois, cette seconde qualification se heurte à la condition d’intention requise par l’article 16, dans la mesure où l’acceptation des ACAs résulte davantage d’une contrainte économique (conditionnement de l’aide, menaces tarifaires) que d’une volonté délibérée de faciliter une violation du droit international. Dès lors, cette architecture souligne l’inadéquation des cadres traditionnels de responsabilité face aux stratégies d’externalisation : le mécanisme opère précisément en créant une zone grise où chaque acteur peut invoquer l’intervention d’un tiers pour diluer sa propre responsabilité. Cette qualification par la complicité contourne les difficultés probatoires du test du contrôle effectif. En effet, plutôt que de démontrer que les États-Unis exercent un contrôle direct sur les opérations de protection des réfugiés au Guatemala, il faudrait établir qu’ils ont sciemment créé et financé un système dont ils connaissaient l’incapacité à respecter le principe de non-refoulement.
Cette architecture internationalement illicite de contraintes économiques cristallise l’exploitation des vulnérabilités commerciales et économiques en instruments de politique migratoire. L’exploitation systématique des déséquilibres économiques crée les conditions d’une responsabilité internationale structurellement difficile à établir. Cette fragmentation n’est pas un effet collatéral mais constitue l’objectif même du système mis en œuvre : en multipliant les intermédiaires et en diluant les responsabilités, les États-Unis contournent leurs obligations au titre du principe de non-refoulement tout en maintenant une apparence de légalité. Le principe de non-refoulement est également mis à mal par le refoulement « constructif » résultant de ces mécanismes.
B. La négation indirecte du droit d’asile à travers le refoulement constructif
Au-delà du refoulement en chaîne analysé précédemment, cette architecture continentale produit également un phénomène distinct : le refoulement constructif (ou « constructive refoulement »). Contrairement au refoulement en chaîne qui désigne une cascade de renvois successifs entre États jusqu’au retour vers la zone de persécution, le refoulement constructif opère par la création de conditions si difficiles ou précaires que les demandeurs d’asile sont contraints d’abandonner « volontairement » leur demande ou de retourner dans leur pays d’origine. Ce mécanisme agit par contrainte systémique plutôt que par expulsion directe : l’État n’ordonne pas formellement le départ, mais crée un environnement rendant le maintien sur le territoire insoutenable.
L’instrumentalisation du temps apparaît comme une arme de dissuasion. Les entretiens menés par Human Rights Watch avec trente Honduriens et Salvadoriens transférés au Guatemala révèlent que les demandeurs étaient « effectivement contraints d’abandonner leurs demandes d’asile » en raison du délai déraisonnablement court pour décider de demander l’asile au Guatemala, de l’inefficacité du système d’asile guatémaltèque et de l’absence de soutien social adéquat. Cette transformation du temps d’attente en instrument de refoulement avait déjà été observée à la frontière mexicaine pendant les MPP : en contraignant les demandeurs d’asile à demeurer dans des environnements précaires largement documentés – villes frontalières mexicaines marquées par la violence des cartels, conditions sanitaires dégradées, absence de protection juridique –, le système crée délibérément des conditions décourageant les demandeurs de poursuivre leur démarche. De plus, la gestion migratoire devient privatisée : les listes d’attente, bien que gérées par des acteurs non-étatiques (migrants eux-mêmes, ONG, autorités mexicaines), deviennent des « bureaucraties prédatrices » générant corruption, extorsion et violences sexuelles. Cette externalisation de facto de la gestion des flux vers des acteurs non-étatiques permet aux États-Unis de se dédouaner de leurs obligations internationales : les violations du principe de non-refoulement deviennent difficilement imputables à un acteur étatique identifiable, alors même que c’est la politique américaine qui crée structurellement ces conditions.
Cette instrumentalisation de la vulnérabilité des demandeurs diminue leurs chances d’accès effectif à la protection et transforme le temps d’attente en instrument de refoulement. Le même phénomène avait été observé à la frontière mexicaine pendant les MPP. On observe dès lors que la gestion migratoire américaine connaît un changement de paradigme : d’une approche purement spatiale (murs, surveillance), elle intègre désormais une dimension temporelle tout en maintenant l’illusion d’un accès possible à l’asile. Bien qu’il n’existe pas de standard juridique généralement accepté pour déterminer quand un retour est véritablement volontaire, les retours de personnes ayant droit à une protection internationale ne peuvent en aucun cas être considérés comme volontaires si elles se voient présenter le choix entre quitter le territoire ou subir une situation les contraignant au départ.
Conclusion
L’instrumentalisation des frontières nord-américaines traduit une transformation systémique du régime de protection internationale qui constitue une rupture totale avec la volonté originelle de la Convention de Genève. L’articulation états-unienne des dispositifs d’externalisation, de digitalisation et de coercition économique produit une quasi-impossibilité pratique d’exercer le droit d’asile, malgré l’illusion d’un maintien formel des obligations conventionnelles. Cette architecture continentale opère selon deux mécanismes complémentaires de négation du principe de non-refoulement. D’une part, elle institutionnalise un refoulement en chaîne par la coordination systémique des renvois successifs sous contrainte économique. D’autre part, elle développe le refoulement constructif, qui contraint les demandeurs à l’abandon « volontaire » de leurs demandes grâce à des mécanismes procéduraux dissuasifs du fait de l’attente et des insécurités.
Le contentieux en cours autour de la Proclamation n° 10888 constitue un test décisif pour l’avenir du droit d’asile nord-américain. Bien que la Proclamation soit actuellement invalidée, l’appel pendant devant la Cour d’appel du District de Columbia et la probable montée vers la Cour suprême maintiennent l’incertitude juridique. Cette bataille judiciaire déterminera si l’exception peut définitivement se transformer en règle de gouvernance, entérinant la mutation du concept de frontière et la suspension administrative permanente du droit d’asile. Le principe de non-refoulement risque de devenir un « droit zombie » – juridiquement vivant mais concrètement mort et l’issue du contentieux américain pourrait conditionner cette trajectoire plus globale. Le mécanisme transforme ainsi le non refoulement, principe fondamental du droit des réfugiés, en un système de renvois où la protection disparaît dans les interstices juridictionnels. Cette architecture continentale d’exclusion par coercition économique produit des « zones grises » juridiques où la responsabilité internationale devient structurellement difficilement établissable, créant un système de refoulement continental qui opère à une échelle régionale plutôt que par action étatique directe.